mardi 16 janvier 2024

Ascenseur Social




"Bienvenue au Titanium center building, le bâtiment le plus moderne et le plus haut de l'histoire.
En effet, ce titanesque gratte-ciel mesure 966 mètres et possède pas moins de 201 étages, 66 ascenseurs et 3583 marches d'escalier.
Vous pouvez y trouver une clinique privée, des bureaux, des appartements, un hôtel, un casino et même 4 piscines.
Et bla et bla et bla bla bla"
C'est ce que vous raconteront les guides, lors d'une visite touristique de la tour.
Par contre si comme moi vous laissez trainer une oreille indiscrète et attentive au moindre bruit de couloir vous entendrez peut-être Philippe le vigile et Maria la femme de chambre, avoir une discussion en attendant l'ascenseur.
"Tu as vu, il parait qu'ils vont engager des grooms!
Oui, j'ai dit à mon cousin Santiago de postuler. Je pensais que ce métier avait disparu...
Tu ne dois beaucoup apprécie ton cousin. Ahaha.
Pourquoi tu dis ça?
Tu n'es pas au courant, Maria?
Non...dis-moi.
Il y a eu un gros incident ici ce week-end.
Ha bon? Je ne savais pas...
C'est pour ça qu'ils ont installé des trousses de premiers secours et qu'ils vont engager des grooms.
Mais qu'est ce qu'il s'est passé?"
La sonnerie et l'ouverture des portes de l'ascenseur viennent interrompre brièvement leurs discussions.
En rentrant, le vigile jette un regard suspicieux à la caméra puis poursuit à voix basse dans sa langue natale, espagnole.
"Des gens sont restés enfermés dans un ascenseur tout un week-end et se sont entretués. Parmi eux, y avait le grand patron, le propriétaire du bâtiment, c'est lui qui a payé pour le silence des médias, des victimes et leurs familles.
Oh mon dieu, qui c'est qui t'a raconté tout ça?
Le réparateur de l'ascenseur pardi! Il m'a confié que leur calvaire a duré du vendredi 16h au lundi matin 6h.

"Dans les bureaux du 104e aux 115 étages tout le monde quitte le boulot plus tôt le vendredi sauf Dwight.
Son statut de cadre ne lui imposait pas ce genre d'excès de zèle, mais ses ambitions carriéristes, si.
C'est pour cela qu'il se faisait un point d'honneur de toujours partir le dernier, au grand dam des agents de nettoyages qui appréciaient de faire leur travail sans se faire épier.
Parfois, Dwight était tellement absorbé par son travail qu'il en oubliait de faire ses besoins de la journée.
Inconsciemment, pour lui qui détestait utiliser les toilettes publiques, cela était un signe qu'il fallait partir.
Alors qu'il venait d'appuyer sur le bouton d'appel de l'ascenseur avec impatience, il entendit le chariot de l'homme de ménage arriver derrière lui et soupira.
Dwight, détestait devoir le partager avec quelqu'un. Ce moment de confrontation sociale aléatoire le mettait mal à l'aise.
Si il le  pouvait, il descendrait par l'escalier, mais c'est beaucoup trop long depuis le 108e étage.
Pour lui, c'était une raison supplémentaire de partir après tout le monde.
Quand la double porte automatique s'ouvrit, les deux hommes rejoignirent une jeune femme déjà à l'intérieur. 
Cette dernière les informa que l'appareil, étrangement, montait bien qu'elle ait demandé à descendre.
Pourtant ils le savaient tous, dans cet immeuble ultra moderne, les ascenseurs étaient équipés des dernières technologies, accès par badge, commande vocale, camera à reconnaissance faciale, etc.
Lucius, l'homme de ménage qui gardait toujours ses écouteurs vissés dans ses oreilles n'entendit pas l'avertissement.
Il pesta silencieusement lorsqu'il se rendit compte de la chose.
Quelques étages plus hauts, l'ascenseur s'arrêta à nouveau pour faire rentrer quelqu'un à la plus grande surprise de ses occupants.
L'homme avait les cheveux mi-longs plaqués en arrière, portait un costume trois pièces et des chaussures cirées.
Avec son style  "yuppie" qui n'était pas sans rappeler Patrick Bateman de American Psycho, Milton ne laissait personne indifférent dans l'ascenseur.
Nul besoin pour lui de laisser sa carte de visite.
Il était bien plus célèbre que le personnage du roman de Bret Easton Ellis.
L'homme de ménage, Lucius l'avait tout de suite reconnu et s'était bien gardé de le saluer.
Comme bien souvent il craignait de se faire ignorer, c'est pour cela qu'il écoutait toujours de la musique dans ses écouteurs.
À moins que ce ne soit pour une autre raison: Lucius gardait un souvenir amer de son entretien d'embauche.
Initialement, il avait postulé pour devenir le nouvel assistant de Milton et avait été recalé parce qu'il était soi-disant surqualifié ou surdiplomé.
Cependant, la direction des ressources humaines l'avait recontacté quelques jours plus tard pour lui proposer le job d'homme de ménage. Quelle sinistre blague.

Une odeur nauséabonde monta au nez du personnel d'entretien et le sortit de ses pensées.
Malheureusement habitué de par sa profession, mais pas accommodé pour autant à ce genre de puanteur. Il mit un instant à se rendre compte qu'il était enfermé dans une cabine d'ascenseur et non de toilettes. Apparemment et au vu des convenances et de la bienséance il n'était pas le seul.
Tous se couvraient la bouche et le nez, se regarder en coin suspicieusement à l'exception de Milton qui restait impassible. Neutre, sans expression comme une photo d'identité.
On pourrait presque penser qu'il portait un masque de chair figeant les muscles de son visage.
Alors que l'ascenseur descendait vers l'étage qu'il avait choisi, Lucius fit un pas vers la porte en poussant son chariot d'entretien. Ses chaussures de sécurité firent un bruit étrange, non pas un couinement plastifié, mais plutôt un son que l'on attribuerait (associerait) volontiers à des flatulences.
Tout le monde le regarda subitement.
"Surtout, ne vous gênez pas pour nous!" lança Dwight.
"Excusez-moi? Je..." essaya de répondre Lucius scandalisé.
"Oui, vous pouvez!" coupa Dwight.
"Mais arrêtez, ce sont mes chaussures qui.." expliqua Lucius en désignant ses pieds avec ses mains.
"Mon cul ouais!" rétorqua l'assistant du manager régional.
"Ne soyez pas idiot!" l'employé de ménage se redressa et vint coller son front sur celui de son interlocuteur.
"Arrêtez de m'insulter, racaille! Ça veut dire quoi tout ça? Vous pensez impressionner qui ici? Allez y frappez moi!" invectiva le cadre quadragénaire en le repoussant.
Voyant que les événements prenez une tournure disproportionnée, Milton fini par s'interposer entre les deux hommes.
"Continuez de faire comme si on n’était pas là, vous vous débrouillez très bien jusque là. Même pas un bonjour, quel snob!" dit-il en faisant bouger l'ascenseur
"Vous osez me faire des reproches sur ma politesse alors que...vous ne manquez pas d'air vous!
Tout ce mouvement fit tanguer l'ascenseur jusqu'à se provoquer son décrochage.
Les lumières s'éteignirent et le silence revint, du moins un instant.¨
À présent, seules les petites veilleuses d'urgence éclairaient la cabine.
Dwight tapota sur l'écran tactile et suscita l'assistance d'un technicien via la commande vocale sans succès.
Comme quoi, vous avez beau être dans l'ascenseur du building le plus moderne du monde, si il y a une panne d'électricité vous serez quand même coincé.
Il regarda son téléphone et constata comme les trois autres qu'il n'y avait pas de réseau mobile.

"Super! Nous voilà bloqués ensemble maintenant." s'exaspéra une voix féminine.
"Vous auriez pu prendre l'escalier madame, un peu d'exercice ne pourrez pas vous faire de mal!"
"À vous non plus, visiblement." Rétorqua Lucius pour prendre la défense de la jeune femme.
"Moi, je suis enceinte et vous c'est quoi votre excuse?...Gros con!" répliqua-t-elle en finissant sa phrase dans un murmure.
À ces mots Milton reconnus enfin à qui appartenait cette voix qui lui semblait si familière.
Elle avait beaucoup grossi depuis la dernière fois qu'il s'était vu, il y a quelques mois de cela, quand ils avaient couché ensemble.
C'était pour cela qu'il avait mis autant de temps à la remettre.
Il comprit mieux alors pourquoi la jeune femme semblait si embarrassée de le croiser.
À l'époque elle était encore son assistante.
Naïvement, elle avait surement espéré que le coup de bite se transformerait en idylle de conte de fées.
La version censurée Pegi7 de 50 shades au grey.
On ne pouvait pas la blâmer pour ça, sur les écrans c'est ce genre de rêve qu'on vous vend tous les jours.
Elle a seulement voulu le vivre en 4DX. Sauf que tout ça, c'est du cinéma, c'est pas pour rien que ces émissions s'appellent "télé-réalité" pour faire rêver les idiots.
Quelle fille n'a jamais souhaité trouver sur le prince charmant, comprenez par là : un beau gosse plein aux as.
Argent facile pour une fille qui l'est tout autant, prête à écarter les jambes devant le premier milliardaire venu.
Pourquoi courir après une promotion canapé quand on peut être sa partenaire de vie, sa femme, son égal.
C'est ça le féminisme moderne, l'heure n'est plus à l'émancipation.
Quoi de mieux qu'un bon contrat de mariage pour plumer son conjoint, gagner autant voir plus que lui.
Le hic c'est qu'elle n'avait très certainement pas lu toutes les petites lignes de son contrat de travail.
Alors que les avocats de Milton, eux, avaient envisagé le pire pour préserver les intérêts de leur fortuné client.

17H00

Et quelques mois plus tard, les revoilà à nouveau réunis.
Aussi heureux et piégés qu'un jeune couple devant faire face à une naissance non désirée.
La jeune femme enceinte, Melina de son prénom, senti de fortes contractions qui la poussèrent à s'accroupir contre un angle de la cabine.
Pratiquement aux termes de sa grossesse, elle avait de plus en plus de mal à rester longtemps debout.
Cela faisait presque 1h qu'ils étaient coincés là et toujours aucune une réponse du service de sécurité ni de la société d'exploitation, pas même un signe de l'extérieur.
Ils essayaient de garder espoir dans l'attente qu'une quelconque opération de sauvetage s'organise.
Lucius tenta de forcer l'ouverture des portes sans parvenir à ses fins.
"Vous vous fatiguez pour rien, entre deux étages il est impossible d'ouvrir les portes. Il y a un mécanisme de verrouillage extérieur" lui expliqua Dwight en se tenant la tête avec la main droite.
"Merci de votre aide." Répondit l'homme de ménage sur un ton sarcastique.

20H00

Si pour vous 20 minutes coincées dans un ascenseur vous paraissent interminables, alors imaginer des heures, surtout quand vous n'avez aucun interlocuteur extérieur.
Le stress commençait à largement se manifester chez chacun d'eux, sous différente forme.
Dwigt qui avait une envie grandissante de pisser tentait de se contenir en se tortillant sur lui même.
Quant à Lucius c'était de se retenir de fumer qui le rendait de plus en plus irritable et le poussait à se gratter les avant-bras compulsivement jusqu'au sang.
Son job "alimentaire provisoire" qu'il qualifiait de dégradant lui rappelait déjà chaque jour sa condition sociale.
Mais ajoutez à ça le fait d'être enfermé, cela ne pouvait lui évoquer que la terrible histoire de ces ancêtres.
L'esclavage, la traite des hommes de couleur, mais aussi plus récemment les dérives judiciaire qui conduisait les Afro-Américains systématiquement en prison.
Enfin quand ils avaient la chance selon lui de ne pas avoir été abattus par la police. C'était tout là, sa façon bien personnelle de justifier sa claustrophobie.
Tout tremblotant, il prit une cigarette dans son paquet et la porta à sa bouche puis sortit son briquet pour l'allumer.
Au moment où la flamme éclaira son visage, un souffle à l'haleine parfumée vient éteindre celle-ci.
"Qu'est ce que vous ne comprenez pas quand je dis que "je suis enceinte"?!"
Lucius, ignora la remarque et ralluma aussitôt la flamme de son briquet.
"C'est mauvais pour le bébé!"
"Vous dites ça comme si j'en étais le père, je n’en ai rien à foutre moi de votre bébé!"
À cette réplique Milton eut un rire soudain dans son coin d'ascenseur.
Melina lança un regard noir dans cette direction et arracha la clope au bec de son interlocuteur.
"En plus vous allez déclencher l'alarme incendie!"
"Justement, ça pourrait peut-être nous aider à nous faire remarquer." dit-il en tapant au plafond avec son balai pour faire du bruit.
"J'en doute fortement, vous allez surtout réussir à nous rendre sourds."
"C'est vous qui me cassez les oreilles!"
Sur ces derniers mots, il s'énerva tellement qu'il enfonça la trappe dissimulée sous les luminaires du plafond.
Lucius était suffisamment grand pour arriver à se hisser facilement par l'ouverture sans demander l'aide de qui que ce soit.
En posant ses mains malencontreusement sur une partie métallique en contact avec les câbles, il s'électrocuta mortellement.
Tout le monde cria de surprise et de terreur tandis que son corps brulant lentement de l'intérieur pendait par la trappe.

22H00

"Il y a comme une odeur de singe grillé ou de viande de brousse."
"Vous êtes répugnant de racisme."
"Arretez un peu, j'ai voyagé en Afrique et sur certains marchés je peux vous affirmer que c'est cette même odeur que vous trouvez là bas!"
Un moment passa où le silence se fit pesant, Dwight voulant briser la glace se hasarda alors à raconter une blague.
"Oh j'en ai une bonne là! Comment reconnait-on un noir calciné?...Non, personne?
À son odeur de poulet grillé!" S'esclaffa-t-il tout seul avant de reprendre.
"Sérieusement, j'en pouvais plus de lui, c'est tellement difficile de devoir mesurer chacune de mes paroles pour ne pas vexer ce genre de personne.
Ils ne sont bons qu'à se victimiser. C'est fatigant.
Enfin bon...On devrait peut-être le décrocher, non?" dit-il en se saisissant du balai.
"Je vous le déconseille, c'est le meilleur moyen de vous électrocuter aussi."
"Vous comprenez, je ne voudrais pas qu'on croit qu'il est mort pendu..."
"Vous êtes toujours aussi drôle?!" lança Melina sans attendre de réponse de son interlocuteur.

00H00

Les genoux serrés l'un contre l'autre, le buste penché en avant. Dwight se contorsionnait littéralement pour ne pas que sa vessie cède.
Mais il avait trop d'amour propre pour se pisser dessus alors il se résout à sortir son sexe et uriner dans le coin opposé à ses compagnons d'infortune.
Dans la semi-obscurité, Melina perçut comme une vapeur chaude et odorante de pisse et déclara :
"Vous ne pouviez vraiment pas vous retenir plus longtemps?
On ne sait pas combien de temps on va encore devoir attendre, on aurez pu avoir besoin de la boire. Vous êtes bête d'avoir gaspillé!"
"Je peux vous pisser dessus si vous aimez tant ça! Je m'en ferais un plaisir!"
Melina soupira de consternation et sentit une contraction plus forte que toutes celles qu'elle n’avait pu jamais avoir avant.
Elle se recroquevilla contre la paroi de l'ascenseur et lâcha prise.
À sa grande surprise et celles des deux autres occupants, elle venait de perdre les eaux.

05H00

En son fort interieur, Dwight s'interrogea, si les eaux n'étaient finalement pas un peu la même chose que la mouille abondante des femmes fontaines.
AAprès s'être égaré un instant dans ses pensées,  il provoqua une nouvelle fois la femme enceinte. 
"Vous auriez pu vous retenir, franchement!"
Melina était tellement en souffrance qu'elle n'avait même pas la force de lui répondre par une insulte entre deux gémissements de douleur.
Le sourire narquois du cadre quarantenaire disparu de son visage alors que le liquide initialement translucide se mêlait de sang, passait du rouge au brun en se rependant sur le sol.
À la faible lueur des veilleuses, il voyait la flaque sinistre progresser vers lui comme une ombre.
Pour y échapper, il recula sans regarder derrière lui et glissa dans sa propre pisse.
En voulant se rattraper pour ne pas tomber, il posa la main sur le cadavre encore électrique de Lucius.
Au même moment Milton eut le bon réflexe de pousser le chariot d'entretien pour faire barrage.
Il se saisit du balai serpillère qui trainait et épongea comme il pouvait le liquide sombre autour d'eux.

10H00

Milton redoutait que la vue du sang ne lui fasse tourner de l'oeil, mais se rendit compte, étonnamment, que cela provoquait l'effet inverse.
Associait à ça, l'odeur de chair brulée qui flottait dans l'air ne cessait de le rappeler à la faim qui le rongeait.
Bien malgré lui, il lorgnait vers la viande grillée des cadavres et avait le plus grand mal à le dissimuler lorsque son ventre grondait pour exprimer son appétit.
Les contractions devenaient de plus en plus intenses et rapprochées, Melina allait mettre bas et Milton devait l'assister.

14H00

Après des heures de travail, le bébé montrait pratiquement sa tête.
Et dire que les médecins de la clinique privée du 32e étage où elle avait rendez-vous un peu plus tôt dans la journée, avant de se retrouver coincée dans l'ascenseur, lui avaient dit qu'ils provoqueraient l'accouchement la semaine prochaine.
C'était un avantage que le comité d'entreprise octroyait à ses employés et la jeune femme n'avait pas les moyens de se payer de tels soins autrement.
La vie est étrange pensa-t-elle, il a été conçu dans cette tour et donc c'est tout naturellement qu'il doit y naitre.

17H00

Soudain retentit à l'unisson un cri déchirant, celui de la mère et de son nourrisson.
Une membrane céda comme un barrage, déversa tout son sang sur Milton.
Dans un dernier effort avant de mourir, Melina avait transmis sa vie, elle avait littéralement donné la sienne pour sa progéniture.
L'homme couvert de sang examina l'enfant qu'il tenait dans ses bras, envisagea de le dévorer, mais s'arrêta de respirer quand il remarqua que c'était un garçon.
Le bébé lui ressemblait trait pour trait, à un tel point qu'il lui était difficile d'en faire abstraction. Indéniablement, il le savait, c'était sa descendance, son héritier.
Il se souvenait avoir lu un article animalier qui disait en substance que chez certains mammifères, le réflexe physiologique du nouveau-né était de ressembler au male pour ne pas qu'il le tue.
Cela venait chambouler ses plans, tout ce qu'il avait prévu jusque là.
Il regarda autour de lui puis vers la caméra de surveillance, hésita un instant et tira sur le cordon ombilical encore relié au fœtus duquel pendait le placenta.
Le millionnaire planta sa bouche dans l'organe gorgé de sang, arracha un morceau de chair qu'il avala goulument et adressa un sourire à son fils le menton dégoulinant.
"Bonjour Otis" murmura-t-il d'une voix douce au nourrisson tout en agitant le doigt devant son visage pour attirer son attention.
L'avait-il baptisé ainsi en hommage à la société d'ascenseur dans lequel il avait vu le jour? Certainement.
Milton passa la main dans sa poche et en sortit une petite télécommande tactile sur laquelle il tapota plusieurs fois avant de la ranger.
Quelques instants après, les lumières et la caméra se rallumaient, le courant était revenu.
Les pompiers qui s'apprêtaient avec des outils de découpe et désincarcération à intervenir sur la cage d'ascenseur furent très surpris quand les portes s'ouvrirent d'elle même, automatiquement.
Mais ils l'étaient encore plus de découvrir ce qui se trouvait à l'intérieur : un homme au visage couvert de sang tenant dans ses bras, tout enveloppés dans sa veste de costume, un nouveau-né.
Ce dramatique incident, leur rappelaient les scènes de survivants lors de crash aérien dans une zone montagneuse.
Bien entendu, pas un journaliste n'a relaté les faits dans les médias, silence radio, de même pour les familles.
Ont elles été achetées? Personne ne vous répondra à cette question, sauf si vous pouvez payer plus que l'homme le plus riche du pays, en l'occurrence Milton."

Philippe, le vigile vérifia que sa radio n'avait pas été en porteuse pendant qu'il racontait cette histoire à la femme de chambre.
"Dios Mio" étouffa Maria dans un mouchoir qu'elle porta à sa bouche avant de poursuivre.
"Et qu'en est-il du petit Otis?
Tu ne vas pas le croire! Milton a décidé d'adopter le bébé plutôt que de la reconnaitre."
"Pas étonnant c'est plus simple pour lui juridiquement, enfin j'imagine."
Le vigile regarda l'oeil sombre de la caméra de surveillance et se demanda si quelqu'un derrière son écran l'observait.
Soudain, les lumières s'éteignirent et l'ascenseur se bloqua entre deux étages.
Philippe esquissa un sourire et lança à Maria :
"Je t'ai dit que j'ai mangé des fayots ce midi?"

lundi 1 mai 2023

Immolée

 

 


 Ce matin, en poussant les portes vitrés de l'immeuble dans lequel elle travaille, Amanda ne pensait pas tomber si tôt sur un de ses collègues.
Ou plutôt sur le cadavre de celui-ci.
Défenestré, pousser à bout, au bout du rouleau, il avait fait ce choix de prendre la fenêtre plutôt que la porte, bien que la veille son patron lui avait suggéré la deuxième solution.
Encore un, pensa-t-elle, en raccrochant le téléphone de feu son collègue alors même que l'interlocuteur à l'autre bout de la ligne s'impatientait.
"Ne quittez pas je reviens à vous tout de suite" avait-il dut répondre à son correspondant avant de s'élancer du 7em étage.

Le mois dernier c'était un collègue du S.A.V que l'on avait retrouvé pendu avec un câble téléphonique.
Gilbert lui qui ne parvenait jamais à trouvé ces mots sur les grilles du jeux du même nom. Le pendu. C'est bon vous saisissez?
Peut-être que l'idée lui était venu comme ça, lui seul le sait...savait.
Et encore avant, un employé s'était immolé par le feu dans les locaux.
Chose étrange, l'entreprise n'avait jamais fait l'objet d'une enquête pour licenciement abusif.
Après tout, les ruptures étaient non-conventionnelle mais bien consensuelles.
La seule mesure qui fut prise c'est d'embaucher une psychologue, elle même ne s’étant pas suicidé mais finit par se mettre en dépression.

Trois hommes rentrent alors dans "l'open space" encore endeuillé.
Les deux premiers en bleue de travail sortent leurs outils pour remplacer la fenêtre, tout comme le dernier arrivant qui dépose ses crayons sur le bureau vacant, renouant ça cravate avant de commencer sa première journée.
C'est le quotidien de cette grande entreprise, cette grosse usine à rêves brisées.
Bien sur avant d'en arrivé là il y a des paliers à franchir, une sorte de pyramide hiérarchique s'est formée pour définir qui sera le prochain.
Le tableau d'avancement est devenu une "death pool".
Et pas  besoin de le regarder ce matin pour savoir que les prochains a en bénéficier seront le service communication/relation presse.
Avec une nouvelle crise interne à gérer après le suicide, voilà de belles journées rallongés en perspective pour rassurer les actionnaires et l'opinion publique, préserver l'image de marque lisse et attractive. C'est le "burn out" assuré!

Du coup en attendant patiemment son tour, elle décompresse en fumant.
Il est important de préciser qu'en arrivant dans l'entreprise elle n'avait jamais fumé, hormis une fois adolescente pour essayer mais cela ne l'avais pas séduite.
Au bout d'un temps, elle finit par s'y mettre elle aussi.
Certainement frustré à force de rester seule assise dans une cabine de toilette pendant que les autres profité ensemble de leur pause clope.
Et puis dans le monde du travail, si vous n'êtes pas fumeur vous avez tout simplement moins de temps de pause cumulé, alors que vous n'êtes pas moins fatigué ou stressé qu'eux pour autant!
Le stress parlons en justement, il est présent sous toutes les formes, se manifeste sous de multiples signes physiques : ongles rongés, calvitie précoce (appelée aussi pelade), acné tardive ou eczéma, dois-je préciser que des rougeurs sur le nez sont plus souvent assimilé à autre chose comme de l'alcoolisme, rire nerveux, tremblement.
Si toutefois vous êtes sujet au débit régulier de blague salace sachez que ce n'est pas le stress, vous êtes juste un pervers. Désolé pour vous.
Il en est de même pour ceux et celles qui se masturbe inévitablement leurs bureaux, bien qu'il faut bien avouer que les endorphines générées par l'orgasme contribue à éliminer le stress.
Pour palier à tout ça, la nicotine et la caféine sont des moyens comme les autres, toutefois le mélange des deux n'est pas conseillé sinon vous pourriez cumulé trop de temps de pause partagé entre les toilettes et l'espace fumeur. Ce qui ferait inévitablement chuter votre productivité et vous attirer les foudres de votre N+1, le manager.
Sans oublier, que cela peut vous causer des brulures d'estomac, c'est d'ailleurs ce qui arrive à notre jeune femme régulièrement.
Elle a beau voir le médecin, suivre différente cure médicinale pour guérir ce mal, il perdure.
Peut-être qu'il faudrait qu'elle en parle à quelqu'un d'autre, comme une psy par exemple mais comme je l'ai dit plus haut celle-ci est en dépression, elle ne serait d'aucune aide.
Toutes ses choses qu'elle garde pour elle, qui l'a ronge de l'intérieur.
Elle pauserait bien un tickets maladie, mais faut il encore être vraiment malade.
Pour cela elle a pratiquement tout essayée : venir en mini jupe en hiver, embrassé les collègues contagieux, gardé les enfants de sa sœur tout un weekend, excepté essayer de se casser un membre, elle pourrait accidentellement passer devant la liste des postulants suicidaire.
De nos jours les sœur sont fréquents et les employeurs n’hésite plus à engager des détectives privés pour faire constater la fraude.
Et finir au chômage, serait pour elle pire que la mort, rester chez elle attendant dans l'antichambre de l'enfer.
Non, elle préfère de loin le surmenage et la charge mentale d'une boite mail pleine à craquer, d'une tapisserie faite de post-it annotés d’innombrables taches à effectuer ou d'un téléphone qui sonne sans discontinuer jusque dans ses cauchemars et viennent en pleine nuit la réveiller.

A un moment elle aurait pu être actrice de sa vie, faire le choix de partir et non celui de subir mais ses diplômes sont tombés en désuétude, plus personnes ne sait à quoi ils correspondent maintenant et son CV contient deux lignes. Sur le marché du travail, cela n’intéresse personne, en tout cas, c'est ce qu'elle se dit.
C'est tout Amanda ça, attendre que tout s'arrange tout seul, ne pas prendre de décision, de peur que ça aggrave la situation.
Elle préfère subir les choses que les affronter, cela lui ressemble plus.

Aussi, elle aborda le problème avec une autre approche : tenter de se faire virer, "to get fired" selon l'expression américain consacré par le milliardaire au pastiche, monsieur Donald Trump.
Cependant être un mauvais employé requiert une vrai discipline et de vrai compétence, contrairement à un manager. Il ne suffit pas de regarder "la stratégie de l’échec" pour le devenir.
En l’occurrence le proverbe "qui peut le plus peut le moins" ne s'applique pas à ce cas de figure.
Arrivé en retard, pas coiffé, les dents sales, des aureoles sous les bras, pas maquillé sauf si considéré des crottes sur les cils comme du mascara naturel, se laisser allez à lâcher des flatulences en réunion...Devenir plus misérable que jamais, sans toutefois tomber dans l'incompétence ou l'insubordination, flirter avec les limites de la discrimination...c'est ça le secret pour se faire licencier.
Pour elle, qui a déjà renoncé à sa dignité en acquiesçant à toutes les exigences de son employeur, chef de service et manager - chacun ayant toujours plus de consignes à transmettre - cela ne demandais plus d'effort supplémentaire.
Et jour après jour, elle se consume à petit feu, ses brulures d'estomac se faisant plus violente, les dents noirci par le café et le tabac, on croirait qu'elle est carbonisé de l'intérieur. L'odeur de tabac froid qui la suit partout ne saurait trahir cette impression.

Mais ses efforts finissent enfin par payer, c'est ce qu'elle se dit du moins quand elle se voit convoquer par le DRH.
Lorsqu'elle arrive pour son rendez-vous, une secrétaire derrière son bureau fredonne les paroles "libéré, délivré" sur l'air de la chanson de Disney en classant un dossier.
A sa grande surprise, c'est le grand patron en personne qui lui ouvre la porte, lui lançant un beau sourire, sans traces aucune de sadisme au coin des lèvres.
C'est bien ça qui l’inquiète, ça et le fait qu'il invite à s'assoir, il va même jusqu'à tenir le fauteuil pour cela.
Un fauteuil pas une chaise, cela n'a pas la même connotation, vous me suivez ?
La porte claque derrière ses talons.
Il lui suffit de quelques minutes pour comprendre : on lui offre un avancement.
En d'autre terme plus concret elle est promu, pas comme le fut son défunt collègue mais plus comme l'on été ses supérieurs avant elle, chose qu'elle n'envisageait plus.
Qui dit hiérarchie dit plus de responsabilités donc plus de stress. C'est un cercle vicieux, un enfer "corporate".
Et il est trop tard pour reculer.
Une bouffé de chaleur l'envahie, fiévreuse, ses yeux s'embuent, de chaude larmes coulent de ses paupières en laissant sur ses joues une trainé de vapeur.
On croirait entendre une théière qu'on aurait oublié sur le feu.
Cherchant du regard, le grand patron se demande d’où provient le bruit, interroge l'assistante d'un sourcil levé.
Les brulures d'estomac de Amanda se font plus violente que jamais, martèle dans son ventre jusqu’à ce qu'il implose.
Du plus profond de ses tripes le feu se propage, ses cheveux, ses vêtements s'embrasent.
Autours d'elle, ses collègues de travail n'osent la toucher, ils assistent impuissant à cette combustion spontanée.
Manifestation physique du burnout qui l'a consume jusqu'à la calciner entièrement.
Il est déjà trop tard lorsque l'alarme incendie retentit, prés de son corps, sur la moquette, une flaque de café s'agrandit, comme une marée noire sur une plage de sable fin, alors que la braise incandescente de sa cigarette, scintille encore dans son regard lointain.

lundi 8 février 2021

Mon Everest


Là-haut, ce n'est pas le bruit de la neige qui tombe sur les sapins, mais celui du vent qui fait bouger l'emballage d'une barre énergétique jetée par terre.

Ce n'est pas non plus l'odeur des bouquetins et autre faune sauvage montagneuse, mais celle des excréments.
Ce sont simplement les tonnes de détritus laissés derrière les hordes de touristes de l’extrême.
Après le tourisme macabre voyageant de Pompéi à Tchernobyl, c'est maintenant la nouvelle mode des voyagistes.
Toujours à la recherche de nouvelles destinations pour leurs riches clients blasés, en perpétuelles quêtes d'aventure.
Bientôt ce sera l'espace, peut-être même la Lune!
Sur son passage, l'Homme répand ses déchets partout.
Quand on sait qu'il y a des milliers de satellites et leurs débris qui dérivent en orbite au-dessus de nos têtes.
Alors, imaginez un peu si c'est à plus de 384 400km de chez lui...
Y a qu'à voir ce que les astronautes du programme Apollo y ont laissé, entre les équipements scientifiques, les vêtements, les aliments et les 96 sacs de déjections humaines (matière fécale, urine, vomi).

Mais avant la conquête de l'espace, nos touristes de l'extrême s'attaquent aujourd'hui au toit du monde, l'Everest, le sommet de l’Himalaya, la plus haute chaine de montagnes au monde.
Bien entendu, qui dit touriste dit forcément autocars de Chinois indisciplinés (malpolis), d'Italiens ou d'Espagnols bruyants et de Russes qui ne parlent que leur langue.
Chacun d'eux s'est affranchi d'une coquette somme comprise entre 70 000 et 77 000 dollars, dont 10 000 rien que pour le permis d'ascension.
Un prix élevé à la hauteur du défi qu'il finance et des risques encourus par l'organisateur.
Car cette ascension nécessite une logistique conséquente et l'accompagnement par toute une équipe (guides, sherpas, médecin, cuisinier...) au sein d'un groupe de 7 personnes, pour être menée à bien.
De plus, il comprend le vol à destination de Katmandou et celui au départ du trek vers le camp de base, la pension complète en lodge les premiers jours puis en tente, ainsi que 8 bouteilles d'oxygène par personne et un sherpa privé (pour lequel prévoir aussi 500$ supplémentaire en cas d'arrivé au sommet).
Il s'agit là d'une expédition qui dure en moyenne 2 mois, dont rien qu'une dizaine de jours pour arriver au camp de base de l’Everest.
Bien sûr, si vous voulez tenter l'aventure par vous même, sans passer par une agence, le permis vous reviendra à 25 000 dollars.

À peine arrivés à Katmandou, les groupes de touristes n'ont pas le temps de visiter qu'ils doivent s'atteler à la préparation de l’expédition et l'achat de matériel.
Ils enchainent ensuite avec quelques jours de marche d’approche entre 2500 et 5000m pour favoriser l'acclimatation à l’altitude.
Comme il fallait s'en douter, les premiers à s’acclimater sont évidemment les Russes malgré leur régime nocturne très alcoolisé.
Une fois passée la phase préparatoire, l'expédition peut enfin commencer.
Rejoint par les sherpas qui chargent le matériel à dos de Yack, tout ce petit monde se met en marche jusqu’au camp de base à 5350m.

Là-bas, ce n'est pas le paysage montagneux vierge de toute civilisation auquel ils s'attendaient.
Non, ce qu'il découvrent en arrivant serait plus assimilable à ce qu'ils pourraient trouver dans le camp de migrant jouxtant la colline du crack près de porte de la chapelle à Paris.
À voir ces centaines de tentes disposées anarchiquement, tous ces déchets qui jonchent le sol et s'amoncellent un peu partout parmi lesquels se trouvent en grande proportion des excréments humains.
Il suffit d'un bref regard autour de vous pour faire ce triste constat : "ils ont souillé durablement les neiges éternelles".
Et ce n'est pas les 12 000 kilos de fientes qui s’accumulent chaque année qui vont arranger cela.
Pire, on peut voir régulièrement des flux de matière fécale régurgités par la montagne et dévaler les pentes verglacées.
Donnant ainsi au mont Everest des airs de volcan d'où s'écoulerait de la lave merdique.
Malgré les efforts de certaines ONG comme les volontaires de chez "homo détritus" qui organisent une fois par an une expédition de nettoyage.
L'an passé, ils ont récolté pas moins de 8 tonnes, qu'ils ont descendues à dos de Yack puis convoyé par camion bene et hélicoptère.
C'est ceux-là même qui descendent tout juste avec des centaines de sacs remplis d'ordures.
Reconnaissable à leurs bénévoles chevelus/barbus qui lancent des regards hostiles en croisant nos groupes d'arrivants.
Le cortège nauséabond des poubelleurs de l’extrême est suivi de celui des blessés rapatriés à dos de yack et autres civières de fortune.

Après l'installation du camp de base et avant l'ascension finale, nos équipes d'alpinistes font trois ascensions partielles.
Ces aller-retour successifs entre le camp de base et les camps 1, 2, 3 (respectivement à 5900, 6400, et 7300 m d’altitude) sont nécessaire pour une bonne acclimatation aux conditions de froid et de manque d'oxygène.
Pour se faire, ils empruntent à chaque trajet la cascade de glace. Un passage obligatoire, car impossible à contourner et tristement célèbre pour sa mortalité.
Cette dangereuse portion est constituée de millions de tonnes de glace qui se déplacent avec des séracs de la taille d'immeubles et de crevasses sans fond.
Jusqu'ici 19 personnes y ont perdu la vie et on a presque failli en compter une 20ème quand une jeune chinoise à glisser en voulant faire un selfie au-dessus du vide.
Heureusement, qu'un guide l'a secouru de justesse en lui tendant une perche - mais heureusement pour elle - pas à selfie.

Si au camp de base ils avaient croisé les blessés qui se faisaient rapatriés, ici à 7900m, au camp 4 ils passent devant les cadavres abandonnés des alpinistes qu'ils les ont précédés.
Tous ces gens qui ne pensaient qu'à gravir le sommet, mais qui oubliaient qu'ils devaient aussi en revenir.
Ces corps pétrifiés dans la glace, bien souvent morts suite au mal aigu des montagnes, d'un oedème cérébral qui enfle dans le cerveau jusqu'à la perte des fonctions motrice ou d'un oedème pulmonaire qui remplit les poumons de liquide jusqu'à la noyade.
Et quand vous voyez un cadavre dénudé dans la neige, ce n'est pas qu'il eu été violé par un Yéti, mais bien qu'il fut victime d’hypothermie, soudain pris d'une bouffée de chaleur irrationnelle, il s'arrache les vêtements et meurt.
Quoi qu'il en soit, si vous avez le malheur de mourir dans ces montagnes votre dépouille servira à baliser les sentiers comme l'infortuné "Green boots", un sherpa inconnu dont les fameuses bottes vertes servent depuis de repère visuel.
Sauf si bien sûr, votre famille a suffisamment de ressources financières pour faire rapatrier votre corps congelé.

Entre 8200 et 8600 mètres d'altitude vous êtes dans la "bande jaune" - appelé ainsi en raison de la pierre colorée d'un brun jaune bien distinctif - nos groupes de touristes mettent leurs masques à oxygène.
Une fois le col sud passé, ils pénètrent dans la zone de la mort. À partir d'ici et à cette altitude tous corps humains meurent progressivement, se décompose littéralement.
D'abord les engelures touchent les extrémités des membres, puis vous perdez peu à peu la sensibilité de vos orteils, de vos doigts, même votre nez ou encore votre bite.

Cela fait maintenant 37 jours que leurs périples a commencé et des tensions se font sentir entre chaque communauté.
Incivilités, différences de mœurs et de code sociaux viennent se rajouter à la barrière de la langue.
Plus le temps passe et plus les conditions se durcissent. Cette montagne commence à agir sur les hommes comme une tour de Babel naturelle.
Et c'est comme dans une mauvaise blague, remplie de cliché, mais avec un fond de vérité.
Chaque nationalité doit jouer son rôle : les russes sont rustres et alcoolisés, les Chinois sales et sournois, les Espagnols quant à eux sont bruyants.
Malgré tous leurs piaillements, ces derniers ne parviennent pas à réveiller les Russes qui l'altitude aidant sont en pleine gueule de bois.
Nos conquistadors en profitent alors pour prendre de l'avance sur l'ascension finale, mais réalisent bien vite que les Asiatiques les ont déjà devancés.
C'est maintenant la dernière ligne droite jusqu'au sommet, plus que quelques centaines de mètres à gravir, mais les conditions météo sont très mauvaise et de ce fait un embouteillage se forme sur la cordée.
Ici, il y a des guides dans toutes les langues, mais aucun billet coupe file. Personne ne peut échapper à cette file d'attente mortelle.
Les uns derrière les autres, vous ne marchez pas et donc votre corps ne se réchauffe pas.
Vous avez beau avoir le meilleur équipement du monde, aucune chose fabriquée par l'homme ne peut combattre la nature.
Elle finit toujours par reprendre ses droits.

Les hidalgos avec toute la discrétion qui fait leur réputation touristique s'impatientent en attendant un changement météorologique.
Pour faire passer le temps et essayer d'oublier le froid, ils jouent aux devinettes.
Mais lorsque Juanita s'esclaffe un peu trop fort en ayant trouvé la réponse à la question :
L'écho de sa voix résonne gravement dans les montagnes et déclenche inévitablement une avalanche.
Emportés par la neige, ils meurent sur le coup et la vallée retrouve enfin son silence paisible.
Les chinois qui étaient devant, eux, sentent la paroi vibrer fortement.
Ils voient dégringoler des rochers entiers sans toutefois chuter.
Une fois l'éboulement terminé, les nuages et la brume se dissipent. Profitant de cette embellie extraordinaire, les Asiatiques reprennent leurs ascensions.
Cependant, les cordes de mauvaise facture qu'ils utilisent pour gravir le sommet, fragilisé par la catastrophe, cèdent lentement sous le poids, précipitant ainsi la cordée dans le précipice.
Quant aux Russes, bien qu'ensevelis sous la neige, ils semblent avoir survécu, après tout c'est leur élément.
Increvables, ils se relèvent comme si ils étaient à peine un tout petit peu plus fatigués de leurs cuites de la veille qu'à l'ordinaire.
L'un d'eux ramasse une bouteille de verre aux deux tiers entamé, boit le fond de celle-ci et recrache aussitôt sa gorgée.
"De la pisse" s'exclame-t-il en Russe, mais comme c'est la sienne et qu'elle est fortement alcoolisée, il en reprend une lippée puis balance la bouteille dans les décombres (de plastique et tissus) avant de rejoindre le reste de ses camarades.

Le point commun de tous ces groupes de différentes nationalités, ce n'est pas leurs amours de la montagne, mais bien leurs propensions à ne pas la respecter.
Boite de conserve, bidons, canettes, emballage plastiques et tissus, toiles de tente, bouteilles d'oxygène et autres matériels d’expédition sont enfouis sous la neige de l'avalanche, mais ne disparaitront pas aussi facilement.
Une belle excuse qui tombe bien, pour justifier l’abandon de tous ses déchets ménagers, alors que plus de 70 containers se trouvent sur les routes qui parsèment le sommet.
Et ce n'est pas les 3600 euros de caution (restitué en échange de 8kg d'ordure par alpiniste) qui vont dissuader nos riches touristes d'adopter un comportement irrespectueux.

Sur les 200 alpinistes qui ont tenté l'ascension aujourd'hui, les bolcheviques seront les premiers à atteindre le sommet.
D'autres groupes de touriste de différentes nationalités se succèdent déjà derrière eux, continuent d'avancer sans relâche alors qu'il pourrait peut-être secourir ceux qui les ont précédés.
Là haut, il n'est pas question de solidarité, vous pourriez tout aussi bien être dans l'espace où personne ne vous entendrez crier. Il y a de grandes chances que votre dépouille soit laissée au vent comme les déchets.
Vladimir, le plus grand et le plus costaud du groupe se fait aider du sirdar (le sherpa principal) pour grimper sur l'ultime étage.
Alors qu'il pose le pied pour l'ultime pas vers le sommet, celui-ci trébuche et glisse bêtement sur une peau de banane laissée là.
Dans sa chute improbable, Vladimir entraine avec lui tous ses compatriotes dans le vide.