Californie
Nos vies ressemblaient à ces longues fêtes, ou adolescents, tous buvions, baisons, rions beaucoup...beaucoup trop, jusqu'à en gerber comme à chaque fin de soirée, quand le soleil se levait, les bouteilles vidées, les cendriers remplis à craquer, les lieux désertés.
Les romans de Bret Easton Ellis disent vrai, racontent le testament de nos belles années.
Toujours avec nos lunettes de soleil, nous étions des touristes. Spectateurs de nos propres vies, existences qui se résumaient à un panorama de vos photos sur Instagram. Vos rêves. Nos quotidiens. Peut-être en avons nous eu trop ou en voulions nous toujours plus.
Alors même que nos familles nous attendent sûrement dans la cour, que certains à notre place feraient leur sac pour s'empresser de les rejoindre, pour commencer les vacances hors de l'internat - oui je préfère l'appeler comme ça. Mon frère, James, lisse sa moustache, pensif, le dos appuyé contre la porte des toilettes pendant qu'Allyson déchire les manches de son pull aux couleurs de Pi Kappa Phi (la fraternité de Berkeley) pour en faire un débardeur. "Ça fait un côté grunge", me dit-elle, avant d'affirmer que les années 90 reviennent à la mode. "Les années 90 sont les nouvelles années 80" ce sont (selon) ses mots. "Tu es magnifique" fait James en lui pinçant les fesses.
Nous sortons les uns après les autres par la fenêtre de ma chambre.
Devant le bâtiment est garée la "Cadillac Ciel" de James. C'est une version revisitée de la classique "Cadillac Eldorado", à ceci près qu'elle a un v6 hybride.
Ne dites jamais devant lui qu'elle est marron, elle est "Cabernet" vous rétorquerait-il avec un accent français. C'est pour une de ces raisons qu'il a acheté cette voiture.
Tandis qu'il démarre le cabriolet et ses 234 chevaux vrombissant, Allyson et moi posons les valises à l'arrière quand son portable sonne. James qui était en train de sortir du véhicule à ce moment-là lui prend des mains le téléphone, regarde de qui provient l'appel - c'est son téléphone - puis écrase l'appareil par terre.
"Je suis désolé chérie mais il faut couper le cordon" fait-il en pinçant sa joue comme le faisait notre vieille tante Emma (ou comme le ferait une personne âgée).
Elle réplique du tac au tac : "Mais celui-ci est sans fil" en désignant tout sourire le téléphone, du moins les restes de composants électroniques éparpillés sur le sol.
Il met un dernier sac dans le coffre. Je l'interroge du regard sur ce qu'il contient. Le bruit métallique m'a intrigué.
"C'est pour plus tard. Surprise frérot." murmure-t-il avant de claquer la porte du coffre et d'ajouter "Alors tu viens ?" en allumant sa pipe.
J'entends au loin le vague écho du carillon de la Sather Tower vers laquelle je me retourne un instant.
Voyant mon hésitation, il insiste "Tu veux vraiment retrouver ton ancienne vie ? Te lever tous les jours dans ces dortoirs miteux, manger dans ce réfectoire où la bouffe est tellement dégueulasse que même Instagram refuse que tu la prennes en photo?" en remettant sa mèche en place puis s'installe au volant, sa femme déjà assise sur la banquette arrière.
Finalement je prends place côté passager. James ajuste ses Wayfarer tout sourire en regardant la route droit devant. Les pneus du bolide crissent dans l'accélération, le vent s'engouffre dans la chevelure rouge d'Allyson, notre aventure commence. James pose sur le tableau de bord sa pipe qu'il fumait jusqu'alors puis trifouille le Ipod shuffle branché au poste de sa main droite dont il ne se sert que pour passer les vitesses et se gratter les testicules alternativement. Je comprends par cela qu'il faut que je m'occupe de la musique, la bande son de notre road trip. Dans l'intérêt et la sécurité de tous. Dans le rétroviseur j'aperçois maintenant la "Sather Gate" du campus de Berkeley.
L'intro à la guitare retentit dans les enceintes. Il tourne la tête vers moi, me sourit, "Joy Division, bon choix... c'était quelque chose ce Ian Curtis" commente-t-il en tapant le rythme sur le volant.
Nous remontons les collines sur Centennial Drive jusqu'au Lawrence Hall of Science. Là, sur les hauteurs de la ville, il se range sur le côté et l'on admire la vue spectaculaire sur la baie de San Francisco sans même sortir de la voiture. On peut voir Alcatraz caché en partie par Angel Island, le Golden Gate rougeoyant suspendu entre San Rafael et San Francisco ainsi que le Bay bridge les relier à Oakland, Emeryville puis Berkeley et son campus à nos pieds. Allyson sort trois bières Pabst Blue Ribbon que nous buvons d'une traite pendant que Joy Division joue Cérémony.
Le dernier titre composé par Joy Division et premier single de New Order. Allyson pose sa tête sur l'épaule de James et lui murmure : "Je ne veux pas retourner à la maison".
Nous repartons sur la route sinueuse, longeant Tilden park. Au bout de quelques miles hors de la ville je fais part de mes inquiétudes à James et Allyson.
"Vous pensez qu'ils vont mettre combien de temps à se rendre compte de notre absence ?"
"On ne risque pas d'être recherchés par la Police ?"
Allyson se penche vers moi, m'encercle avec ses bras et me dit de ne pas m’inquiéter, que de toute manière il ne peuvent pas déclarer un vol de voiture s'ils n'en sont pas propriétaires. James ajoute qu'ils ne peuvent pas lancer les recherches avec la Police avant 48h et que d'ici là on sera déjà loin, dans un autre état.
Sur la route de Vallejo à Fairfield, James s’arrête plusieurs fois pour retirer de grosses sommes aux distributeurs avec nos cartes de crédit. Allyson met l'argent dans un sac sous son siège.
Nous nous arrêtons une nouvelle fois derrière le parking d'un Goodwill thrift shop "Friperie" comme le dit mon frère James avec son drôle d'accent français ridicule.
James explique qu'il faut qu'on se sépare de nos smartphones pour éviter de se faire repérer avec les données GPS en tendant la main pour les récupérer.
"D'ailleurs où est le mien chérie ?" fait-il en tâtant les poches de son propre jeans.
"Tu l'as cassé tout à l'heure rappelle toi" lui répond Allyson.
"Ah ?... peut être" lance-t-il d'un haussement d'épaules en démontant la batterie des téléphones, avant de les balancer dans une benne à ordures.
Plus de géolocalisation Foursquare, plus de nouveautés pour mes oreilles avec Pitchfork, plus de porno sur Redtube, plus de délires sur 9gag ou de temps à perdre sur Tumblr à regarder des "memes" ou des images porno encore une fois.
A l'intérieur de la "friperie" j'ai soudainement les paroles de Mackelmore dans la tête : "I wear your granddad's clothes, I look incredible."
Pourquoi ? Je ne sais pas, j'ai dû l'entendre sans faire attention tout à l'heure dans la rue ou tout simplement parce que mon cerveau remarque que je suis dans un thrift shop comme le nom de la chanson.
Allyson se ballade dans les allées, fouille dans les cartons des étalages, se retourne vers moi, me conseille quelques fringues, en met quelques unes pour elle sur son bras et pour James sur l'autre.
Pendant que nous essayons nos nouvelles tenus, James a disparu.
Elle sort de sa cabine de fortune - elle est faite de cartons entassés dans un angle du magasin sur lesquels est déposé une tringle à rideaux - et tire le drap de la mienne."Tu es tout beau Dan, ça te va super bien! #la classe" déclare-t-elle en me regardant sous toutes les coutures. Je rougis derrière ma longue barbe et mes grosses lunettes de geek. "C'est en quoi ton pantalon? du velours côtelé?" J’opine du chef et elle renchérit : "Pas mal la doublure mouton de ta veste en jean... et moi je suis comment ?" m'interroge-t-elle à présent, une main sur sa hanche et l'autre fouillant dans ses cheveux rouges. Je veux lui répondre qu'elle est magnifique, et je serais encore loin d'exprimer le fond de mes pensées mais je sais très bien que je ne devrais pas. Drapée dans son manteau de vison à motif léopard duquel dépasse des bas résille et une paire de stilletos rouge, elle insiste d'un mouvement de sourcils puis fait jouer sa poitrine tatouée en rigolant. Allyson est une vraie pin-up comme on en voit plus, pas une de ces salopes qui seulement après avoir fait leur premier tattoo se fout à poil sur internet comme elle aime souvent à le préciser. Je formule ma réponse avec difficulté, gêné et incapable de détourner les yeux de sa poitrine : "c'est parfait !"
Et je me sens d'autant plus mal à l'aise quand James arrive par derrière, les mains dans le dos.
"Chérie je sais que ça ne remplacera pas Instagram, mais ça peut sûrement te faire plaisir. Maintenant, ferme les yeux, ouvre la bouche."
"James!!!!" fait-elle en élevant la voix, amusée. Il dépose dans ses mains un appareil photo à polaroid.
"Oh mon amour c'est über cool!"
"Comme ça tu pourras te prendre pour Terry Richardson." dit-il en lui caressant la nuque.
"T'as trouvé ça ou ?"
"Dans un magasin de l'autre côté de la rue..."
"Attends moi aussi j'ai quelque chose pour toi..."
Elle sort plein de vêtements d'un sac en papier, dont une chemise de bucheron, des bretelles et un jean taille haute tight et un chapeau.
"Frais le Fédora, j'en cherchais un comme ça." Il l'essaie, regarde son profil dans la glace et rentre dans la cabine pour se changer. Quand il en sort Allyson, lui conseille de faire un ourlet à son jean pour mettre en valeur ses espadrilles. Il parade les mains en croix un instant, puis regarde sa montre gousset. "Il ne va pas falloir traîner, on a de la route à faire, faudrait qu'on soit dans le Nevada cette nuit."
Nous avançons jusqu'à la caisse puis regagnons la voiture avec empressement les bras remplis d'anciens vêtements que nous jetterons dans la prochaine poubelle sur notre chemin.
Passé Vacaville et Dixon, un employé de l'autoroute avec un panneau "ralentir" à la main annonce qu'il y a un énorme bouchon de Davis à Sacramento. Là où normalement vingt minutes suffisent à parcourir cette distance, on nous annonce qu'il en faudra plus du triple. James décide de contourner par Woodland.
En arrivant à hauteur du panneau signalant l'entrée dans le comté de Yolo, Allyson ouvre en grand son manteau de fourrure dévoilant ainsi son tatouage avec la même inscription - You Only Live Once (pour "tu ne vis qu'une seule fois") avec des hirondelles de chaque côté - sur sa poitrine.
Je me rappelle une fois avoir demandé à Allyson la significations de son tatouage et elle m'avait répondu quelque chose du genre : "Nous vivons une époque où l'on meurt de plus en plus vieux, et où nous restons jeunes plus longtemps à condition de le rester dans sa tête." Je n'avais pas vraiment compris la portée de son argumentaire, peut être parce qu’elle était sous taz lors de notre discussion. Moi j'aurais plutôt interpréter ça comme ceci : "C'est parce que nous n'avons qu'une seule vie, qu'il faut la vivre à 100 à l'heure" - 180 sur le compteur pour être exact -. Quand j’énumère mentalement tous les excès en tout genre de mon frère et sa femme, "Live Fast Die Young" pourrait tout aussi bien être la devise du couple.
La route longe Yosémite dans les montagnes, à plus de 25OO mètres d'altitude ça ralentit à cause de l'affluence de touristes venus pour visiter Bodie.
Ville fantôme de la ruée vers l'or, dans ses mines on y produisait une quantité équivalente à 34 millions de dollars. D’où le surnom de la région "Golden state".
En son temps elle fût la 2ème ville de l'état avec 10 000 habitants, enfin avant que la fièvre de l'or ne finisse par se répandre comme une traînée de poudre.
Une flambée des violences inhérentes aux forty-niners et deux incendies causèrent l’abandon des lieux.
Aujourd’hui, bien qu'il n'y ait plus d'or, une foule de vandales à appareils photos continue de se presser devant les ruines.
Vu comme ça, elle ne paraît plus si déserte.
Après plus de 6h30 passées sur le bitume, nous arrivons enfin à Bishop. Un arrêt s'impose pour se dégourdir les jambes et peut-être parler enfin d'un plan.
J'amorce le sujet de discussions, James cherche sa carte dans la boîte à gants, et jure qu'un smartphone lui serait bien utile dans le cas présent.
Quand il réalise que le GPS de la voiture pourrait très bien faire l'affaire.
James fait part de son ras le bol des autoroutes, avec ses routiers pressés, les coups de klaxons, les queues de poissons, et qu'il envisagerait bien de prendre l'U.S route 6. Moins empruntée que les interstates highways. Passer par celle-là nous aiderait à passer plus inaperçus.
Comme Jack Kerouac l'avait fait dans l'Ozone Park du Queens, nous traçons notre itinéraire sur la carte d'un long trait avec un stylo rouge - en l’occurrence c'est sur l’écran tactile du GPS de la Cadillac - la traversée horizontale, d'ouest en est de l’Amérique par la route 6.
Je lui demande pourquoi l'est ? Pourquoi New York ?
C'est à ce moment qu'Allyson qui était partie acheter des sandwichs et des bières revient.
"Moi je sais" fait-elle d'une moue maligne. Ils partagent tous deux un sourire, James balance la tête signifiant : "vas-y dis lui".
"On veut aller faire un tour dans le quartier de Williamsburg à Brooklyn, peut-être Wicker Park, East Village, Union Square, Bushwick, j'ai entendu que Mission District c'était cool, le lower east side et Montauk aussi. Après si ça nous plaît pas, on peut faire un tour à Miami pour le Spring Break, ça te brancherait Dan ?
"Est ce que j'ai le choix ?" dis-je en souriant sans vraiment m'attendre à une réponse de leur part.
Le soleil se couche sur le premier jour de notre voyage, ce fameux 20 mars, le dernier jour de l'hiver - l’équinoxe du printemps - qui marque pour nous le grand départ bien que l'on ne change pas vraiment d’hémisphère, nous suivons le couloir de migrations... vers le Spring Break, notre terre promise.