vendredi 12 juin 2015

Trop Jeune Pour Mourir : Californie



Californie


Nos vies ressemblaient à ces longues fêtes, ou adolescents, tous buvions, baisons, rions beaucoup...beaucoup trop, jusqu'à en gerber comme à chaque fin de soirée, quand le soleil se levait, les bouteilles vidées, les cendriers remplis à craquer, les lieux désertés.
Les romans de Bret Easton Ellis disent vrai, racontent le testament de nos belles années.
Toujours avec nos lunettes de soleil, nous étions des touristes. Spectateurs de nos propres vies, existences qui se résumaient à un panorama de vos photos sur Instagram. Vos rêves. Nos quotidiens. Peut-être en avons nous eu trop ou en voulions nous toujours plus.

Alors même que nos familles nous attendent sûrement dans la cour, que certains à notre place feraient leur sac pour s'empresser de les rejoindre, pour commencer les vacances hors de l'internat - oui je préfère l'appeler comme ça. Mon frère, James, lisse sa moustache, pensif, le dos appuyé contre la porte des toilettes pendant qu'Allyson déchire les manches de son pull aux couleurs de Pi Kappa Phi (la fraternité de Berkeley) pour en faire un débardeur. "Ça fait un côté grunge", me dit-elle, avant d'affirmer que les années 90 reviennent à la mode. "Les années 90 sont les nouvelles années 80" ce sont (selon) ses mots. "Tu es magnifique" fait James en lui pinçant les fesses.
Nous sortons les uns après les autres par la fenêtre de ma chambre.
Devant le bâtiment est garée la "Cadillac Ciel" de James. C'est une version revisitée de la classique "Cadillac Eldorado", à ceci près qu'elle a un v6 hybride.
Ne dites jamais devant lui qu'elle est marron, elle est "Cabernet" vous rétorquerait-il avec un accent français. C'est pour une de ces raisons qu'il a acheté cette voiture.
Tandis qu'il démarre le cabriolet et ses 234 chevaux vrombissant, Allyson et moi posons les valises à l'arrière quand son portable sonne. James qui était en train de sortir du véhicule à ce moment-là lui prend des mains le téléphone, regarde de qui provient l'appel - c'est son téléphone - puis écrase l'appareil par terre.
"Je suis désolé chérie mais il faut couper le cordon" fait-il en pinçant sa joue comme le faisait notre vieille tante Emma (ou comme le ferait une personne âgée).
Elle réplique du tac au tac : "Mais celui-ci est sans fil" en désignant tout sourire le téléphone, du moins les restes de composants électroniques éparpillés sur le sol.
Il met un dernier sac dans le coffre. Je l'interroge du regard sur ce qu'il contient. Le bruit métallique m'a intrigué.
"C'est pour plus tard. Surprise frérot." murmure-t-il avant de claquer la porte du coffre et d'ajouter "Alors tu viens ?" en allumant sa pipe.
J'entends au loin le vague écho du carillon de la Sather Tower vers laquelle je me retourne un instant.
Voyant mon hésitation, il insiste "Tu veux vraiment retrouver ton ancienne vie ? Te lever tous les jours dans ces dortoirs miteux, manger dans ce réfectoire où la bouffe est tellement dégueulasse que même Instagram refuse que tu la prennes en photo?" en remettant sa mèche en place puis s'installe au volant, sa femme déjà assise sur la banquette arrière.
Finalement je prends place côté passager. James ajuste ses Wayfarer tout sourire en regardant la route droit devant. Les pneus du bolide crissent dans l'accélération, le vent s'engouffre dans la chevelure rouge d'Allyson, notre aventure commence. James pose sur le tableau de bord sa pipe qu'il fumait jusqu'alors puis trifouille le Ipod shuffle branché au poste de sa main droite dont il ne se sert que pour passer les vitesses et se gratter les testicules alternativement. Je comprends par cela qu'il faut que je m'occupe de la musique, la bande son de notre road trip. Dans l'intérêt et la sécurité de tous. Dans le rétroviseur j'aperçois maintenant la "Sather Gate" du campus de Berkeley.
L'intro à la guitare retentit dans les enceintes. Il tourne la tête vers moi, me sourit, "Joy Division, bon choix... c'était quelque chose ce Ian Curtis" commente-t-il en tapant le rythme sur le volant.
Nous remontons les collines sur Centennial Drive jusqu'au Lawrence Hall of Science. Là, sur les hauteurs de la ville, il se range sur le côté et l'on admire la vue spectaculaire sur la baie de San Francisco sans même sortir de la voiture. On peut voir Alcatraz caché en partie par Angel Island, le Golden Gate rougeoyant suspendu entre San Rafael et San Francisco ainsi que le Bay bridge les relier à Oakland, Emeryville puis Berkeley et son campus à nos pieds. Allyson sort trois bières Pabst Blue Ribbon que nous buvons d'une traite pendant que Joy Division joue Cérémony.
Le dernier titre composé par Joy Division et premier single de New Order. Allyson pose sa tête sur l'épaule de James et lui murmure : "Je ne veux pas retourner à la maison".
Nous repartons sur la route sinueuse, longeant Tilden park. Au bout de quelques miles hors de la ville je fais part de mes inquiétudes à James et Allyson.
"Vous pensez qu'ils vont mettre combien de temps à se rendre compte de notre absence ?"
"On ne risque pas d'être recherchés par la Police ?"
Allyson se penche vers moi, m'encercle avec ses bras et me dit de ne pas m’inquiéter, que de toute manière il ne peuvent pas déclarer un vol de voiture s'ils n'en sont pas propriétaires. James ajoute qu'ils ne peuvent pas lancer les recherches avec la Police avant 48h et que d'ici là on sera déjà loin, dans un autre état.
Sur la route de Vallejo à Fairfield, James s’arrête plusieurs fois pour retirer de grosses sommes aux distributeurs avec nos cartes de crédit. Allyson met l'argent dans un sac sous son siège.
Nous nous arrêtons une nouvelle fois derrière le parking d'un Goodwill thrift shop "Friperie" comme le dit mon frère James avec son drôle d'accent français ridicule.
James explique qu'il faut qu'on se sépare de nos smartphones pour éviter de se faire repérer avec les données GPS en tendant la main pour les récupérer.
"D'ailleurs où est le mien chérie ?" fait-il en tâtant les poches de son propre jeans.
"Tu l'as cassé tout à l'heure rappelle toi" lui répond Allyson.
"Ah ?... peut être" lance-t-il d'un haussement d'épaules en démontant la batterie des téléphones, avant de les balancer dans une benne à ordures.
Plus de géolocalisation Foursquare, plus de nouveautés pour mes oreilles avec Pitchfork, plus de porno sur Redtube, plus de délires sur 9gag ou de temps à perdre sur Tumblr à regarder des "memes" ou des images porno encore une fois.
A l'intérieur de la "friperie" j'ai soudainement les paroles de Mackelmore dans la tête : "I wear your granddad's clothes, I look incredible."
Pourquoi ? Je ne sais pas, j'ai dû l'entendre sans faire attention tout à l'heure dans la rue ou tout simplement parce que mon cerveau remarque que je suis dans un thrift shop comme le nom de la chanson.
Allyson se ballade dans les allées, fouille dans les cartons des étalages, se retourne vers moi, me conseille quelques fringues, en met quelques unes pour elle sur son bras et pour James sur l'autre.
Pendant que nous essayons nos nouvelles tenus, James a disparu.
Elle sort de sa cabine de fortune - elle est faite de cartons entassés dans un angle du magasin sur lesquels est déposé une tringle à rideaux - et tire le drap de la mienne."Tu es tout beau Dan, ça te va super bien! #la classe" déclare-t-elle en me regardant sous toutes les coutures. Je rougis derrière ma longue barbe et mes grosses lunettes de geek. "C'est en quoi ton pantalon? du velours côtelé?" J’opine du chef et elle renchérit : "Pas mal la doublure mouton de ta veste en jean... et moi je suis comment ?" m'interroge-t-elle à présent, une main sur sa hanche et l'autre fouillant dans ses cheveux rouges. Je veux lui répondre qu'elle est magnifique, et je serais encore loin d'exprimer le fond de mes pensées mais je sais très bien que je ne devrais pas. Drapée dans son manteau de vison à motif léopard duquel dépasse des bas résille et une paire de stilletos rouge, elle insiste d'un mouvement de sourcils puis fait jouer sa poitrine tatouée en rigolant. Allyson est une vraie pin-up comme on en voit plus, pas une de ces salopes qui seulement après avoir fait leur premier tattoo se fout à poil sur internet comme elle aime souvent à le préciser. Je formule ma réponse avec difficulté, gêné et incapable de détourner les yeux de sa poitrine : "c'est parfait !"
Et je me sens d'autant plus mal à l'aise quand James arrive par derrière, les mains dans le dos.
"Chérie je sais que ça ne remplacera pas Instagram, mais ça peut sûrement te faire plaisir. Maintenant, ferme les yeux, ouvre la bouche."
"James!!!!" fait-elle en élevant la voix, amusée. Il dépose dans ses mains un appareil photo à polaroid.
"Oh mon amour c'est über cool!"
"Comme ça tu pourras te prendre pour Terry Richardson." dit-il en lui caressant la nuque.
"T'as trouvé ça ou ?"
"Dans un magasin de l'autre côté de la rue..."
"Attends moi aussi j'ai quelque chose pour toi..."
Elle sort plein de vêtements d'un sac en papier, dont une chemise de bucheron, des bretelles et un jean taille haute tight et un chapeau.
"Frais le Fédora, j'en cherchais un comme ça." Il l'essaie, regarde son profil dans la glace et rentre dans la cabine pour se changer. Quand il en sort Allyson, lui conseille de faire un ourlet à son jean pour mettre en valeur ses espadrilles. Il parade les mains en croix un instant, puis regarde sa montre gousset. "Il ne va pas falloir traîner, on a de la route à faire, faudrait qu'on soit dans le Nevada cette nuit."
Nous avançons jusqu'à la caisse puis regagnons la voiture avec empressement les bras remplis d'anciens vêtements que nous jetterons dans la prochaine poubelle sur notre chemin.

Passé Vacaville et Dixon, un employé de l'autoroute avec un panneau "ralentir" à la main annonce qu'il y a un énorme bouchon de Davis à Sacramento. Là où normalement vingt minutes suffisent à parcourir cette distance, on nous annonce qu'il en faudra plus du triple. James décide de contourner par Woodland.
En arrivant à hauteur du panneau signalant l'entrée dans le comté de Yolo, Allyson ouvre en grand son manteau de fourrure dévoilant ainsi son tatouage avec la même inscription - You Only Live Once (pour "tu ne vis qu'une seule fois") avec des hirondelles de chaque côté - sur sa poitrine.
Je me rappelle une fois avoir demandé à Allyson la significations de son tatouage et elle m'avait répondu quelque chose du genre : "Nous vivons une époque où l'on meurt de plus en plus vieux, et où nous restons jeunes plus longtemps à condition de le rester dans sa tête." Je n'avais pas vraiment compris la portée de son argumentaire, peut être parce qu’elle était sous taz lors de notre discussion. Moi j'aurais plutôt interpréter ça comme ceci : "C'est parce que nous n'avons qu'une seule vie, qu'il faut la vivre à 100 à l'heure" - 180 sur le compteur pour être exact -. Quand j’énumère mentalement tous les excès en tout genre de mon frère et sa femme, "Live Fast Die Young" pourrait tout aussi bien être la devise du couple.

La route longe Yosémite dans les montagnes, à plus de 25OO mètres d'altitude ça ralentit à cause de l'affluence de touristes venus pour visiter Bodie.
Ville fantôme de la ruée vers l'or, dans ses mines on y produisait une quantité équivalente à 34 millions de dollars. D’où le surnom de la région "Golden state".
En son temps elle fût la 2ème ville de l'état avec 10 000 habitants, enfin avant que la fièvre de l'or ne finisse par se répandre comme une traînée de poudre.
Une flambée des violences inhérentes aux forty-niners et deux incendies causèrent l’abandon des lieux.
Aujourd’hui, bien qu'il n'y ait plus d'or, une foule de vandales à appareils photos continue de se presser devant les ruines.
Vu comme ça, elle ne paraît plus si déserte.

Après plus de 6h30 passées sur le bitume, nous arrivons enfin à Bishop. Un arrêt s'impose pour se dégourdir les jambes et peut-être parler enfin d'un plan.
J'amorce le sujet de discussions, James cherche sa carte dans la boîte à gants, et jure qu'un smartphone lui serait bien utile dans le cas présent.
Quand il réalise que le GPS de la voiture pourrait très bien faire l'affaire.

James fait part de son ras le bol des autoroutes, avec ses routiers pressés, les coups de klaxons, les queues de poissons, et qu'il envisagerait bien de prendre l'U.S route 6. Moins empruntée que les interstates highways. Passer par celle-là nous aiderait à passer plus inaperçus.
Comme Jack Kerouac l'avait fait dans l'Ozone Park du Queens, nous traçons notre itinéraire sur la carte d'un long trait avec un stylo rouge - en l’occurrence c'est sur l’écran tactile du GPS de la Cadillac -  la traversée horizontale, d'ouest en est de l’Amérique par la route 6.
Je lui demande pourquoi l'est ? Pourquoi New York ?
C'est à ce moment qu'Allyson qui était partie acheter des sandwichs et des bières revient.
"Moi je sais" fait-elle d'une moue maligne. Ils partagent tous deux un sourire, James balance la tête signifiant : "vas-y dis lui".
"On veut aller faire un tour dans le quartier de Williamsburg à Brooklyn, peut-être Wicker Park, East Village, Union Square, Bushwick, j'ai entendu que Mission District c'était cool, le lower east side et Montauk aussi. Après si ça nous plaît pas, on peut faire un tour à Miami pour le Spring Break, ça te brancherait Dan ?
"Est ce que j'ai le choix ?" dis-je en souriant sans vraiment m'attendre à une réponse de leur part.
Le soleil se couche sur le premier jour de notre voyage, ce fameux 20 mars, le dernier jour de l'hiver - l’équinoxe du printemps - qui marque pour nous le grand départ bien que l'on ne change pas vraiment d’hémisphère, nous suivons le couloir de migrations... vers le Spring Break, notre terre promise.

samedi 18 avril 2015

C.H.A.T.S.


C.H.A.T.S

Conspiration Humaine d'Attaques Terroristes Supposées



Tout le monde connaît une vieille dame qui vit avec ses chats, d’innombrables chats. Il y en avait une qui habitait dans une grande maison au coin de la rue. Pas très difficile de deviner où elle vivait, il suffisait de suivre le chemin de terre conduisant à sa demeure. Chemin qui n'était plus entretenu depuis longtemps, comme la maison elle-même. Le portail en bois grand ouvert donnait sur un jardin auquel le terme terrain vague correspondrait mieux. Les mauvaises herbes s'élevaient jusqu'aux fenêtres. Les volets restaient fermés jour comme nuit, on les entendait bouger quand les gonds rouillés grinçaient sous le souffle du vent. Le soir, une fumée noire s'échappait de la cheminée et à chaque fois, on craignait que ce soit la maison entière qui brûlait. Elle s'appelait Madame Abernathy mais plus personne n'utilisait son vrai nom hormis la factrice peut-être, et vu qu'elle ne recevait pratiquement jamais de courrier cela limitait l'échange. Les rares fois où elle sortait c'était par nécessité, celle de faire ses courses. Elle vivait seule, avec ses chats depuis plus d'une décennie. Ça n'avait pas toujours été ainsi. Elle avait été mariée autrefois mais un jour son mari était parti promener le chien et n'était jamais revenu. Elle pensait que c'était parce qu’elle ne pouvait avoir d'enfants. Des jours entiers à attendre, à se poser des questions en pleurant. Un soir où elle ne parvenait pas à trouver le sommeil, elle se mit à prier devant sa fenêtre les yeux fermés. Je ne sais pas quel souhait elle avait fait, mais il se passa quelque chose. S’il y a un dieu, il se manifesta ce soir-là. Quand elle rouvrit les yeux une étoile filante traversa le ciel ce qui la fit sourire. En fermant les volets, elle entendit un bruit aigu. Croyant au grincement des charnières des volets, elle fit jouer les battants pour en être certaine. Le silence demeura un instant puis le gémissement reprit. Il provenait des hautes herbes, elle s'approcha et vit que c'était un « mignon petit bébé chat tout noir ». Perdu et affamé, elle le recueillit. Son deuil serait plus facile avec une présence pensa-t-elle. Le temps passa et le nombre de chats vivant dans la maison augmentait un peu plus chaque année. Si bien qu'elle en possédait plus d'une centaine. Les félins avaient pris possession des lieux et refait la décoration à leur goût. Leur territoire s'étendait partout. Ils ne se contentaient pas seulement d'occuper le canapé, ils choisissaient aussi le programme télé. La chaîne info allumée en continu faisait office de fond sonore. Quand la vieille dame voulait changer de chaîne, elle se frottait à un mouvement de colère général de ses occupants. Elle avait deux passions, ses chats – mais ça je vous en ai déjà largement parlé – et l’Égypte ancienne. Sur son buffet en bois brun étaient exposées des dizaines de statuettes à la gloire de ce peuple du Nil. Ainsi elle avait donné à ses chats les noms des dieux tels qu’Osiris, Râ, Seth, Ptath...

Depuis quelques mois, les renseignements
généraux essayaient de démanteler un réseau
terroriste islamique. Selon leurs informateurs, une cellule locale de ce mouvement avait pris refuge dans la région du New Jersey. Le petit village de New Egypt ça ne s'invente pas– où résidait notre vieille dame, était dans le périmètre de recherche. Après des semaines d’investigation minutieuse, les enquêteurs soupçonnèrent la mamie vivant toute seule dans cette grande bâtisse au fin fond d'une impasse. Le lieu rêvé pour se cacher et préparer des opérations terroristes. La première question qui venait renforcer cette hypothèse était : comment avec cette maigre retraite faisait-elle pour vivre seule dans un tel logement ? Bien que sa propriété n'ait rien de luxueux, ni même d'entretenu, elle possédait un vaste terrain que nombre d'agents immobiliers avaient essayé de lui faire vendre.

Un matin, deux inspecteurs vinrent sonner à sa porte. Jones, l'agent à la moustache, spécialiste en criminalité idéologique et son partenaire Dick que l'on reconnaissait à ses lunettes de vue et sa manie d'aspirer toute les deux secondes dans son
inhalateur. Ce dernier était connu pour ses théories complotistes extravagantes qui avaient valu au
binôme d'être la risée de tout le service. Surprise de cette visite, la première depuis bien longtemps, la vieille dame ouvrit la porte aux deux hommes pensant sûrement que c'était le facteur, qui d'autre sinon? A vrai dire, elle n'avait pas pu vérifier dans le judas à cause de sa dégénérescence maculaire qui l'avait pratiquement rendu aveugle. L'agent Jones, lui expliqua la raison de leur venue. Sur le pas de la porte, un chaton tigré roux, vint se frotter aux jambes de l'inspecteur Dick qui se mit à tousser et à agiter la jambe pour éloigner le mignon petit chaton. Elle demanda : « Qu'est-ce qui ne va pas Monsieur l'agent, vous n'aimez pas Tigrou ? » L'homme ne répondit pas, trop occupé à surveiller que l'animal ne revienne pas à la charge. Son
coéquipier expliqua alors qu'il ne fallait pas faire
attention à lui avant d'ajouter qu’'il était
ailurophobiaque. Autrement dit, il avait une peur panique des chats. Il caressa la tête de l'animal pour montrer à la dame qu'elle n'avait pas à s'inquiéter. Étonnée par cette réponse au début, elle eut un geste de recul mais à la vue de leurs insignes officiels, elle se résigna à les faire entrer. Bien sûr, elle aurait pu leur demander de revenir avec une injonction du tribunal ou un quelconque mandat comme il est courant de voir dans les séries télévisées mais elle n'avait rien à se reprocher alors pourquoi faire durer les choses. Elle prit dans ses bras le chaton, et fit à l'intention de Dick : « Les animaux sentent quand on a peur d'eux » en avançant le chat serré sur sa poitrine. Excédé, Dick rétorqua que ce n’était pas une peur mais une réaction allergique. Avant de
pénétrer dans la maison, il enfila un masque sur la partie inférieure de son visage et mit des gants en latex. Pendant que son équipier, Jones, faisait une visite guidée avec la vieille dame, Dick inspectait les lieux méthodiquement. Cherchant à tâtons une porte dérobée vers un passage secret qui mènerait à un repère terroriste, il sortit son détecteur de fréquences et commença à le pointer dans toutes les directions. D'abord vers le bas, soupçonnant une cache en sous-sol avec un équipement électronique conséquent comme il est courant dans les cellules terroristes. Rapidement, les ondes le conduisirent vers le salon où la télévision était restée allumée comme d'habitude. Cependant une chose étrange l'interpella. L'écran de son appareil de mesure indiquait une très basse fréquence qui dominait les autres ondes, entre 8 et 12 hertz. Sceptique, il
éteignit puis ralluma l'outil. L'écran affichait
toujours le même résultat. Il se rappela alors avoir lu quelque chose à propos du rythme cérébral des chats qui était constamment en alpha contrairement aux êtres humains qui eux étaient majoritairement en fréquence bêta. Il interpréta donc le résultat comme étant la mesure de l'activité électrique
cérébrale des chats, qui étaient présents en grand nombre dans la pièce. L'émission de ces ondes
expliquait en partie leur vertu à relaxer l'être humain, associé à l'endorphine qu'ils produisent en ronronnant. Durant quelques minutes, il observa la vingtaine de chats occupant la pièce miauler les uns envers les autres. La chaîne info sur le poste de télévision diffusait un débat politique. Quand les félins remarquèrent qu'ils étaient étudiés par notre agent des renseignements, ils s'arrêtèrent et commencèrent à se disperser. Dick se retourna dans l'intention de les suivre de loin et tomba nez à nez avec l'un d'eux, un énorme Maine coon penché au-dessus de lui, qui cracha pour exprimer son énervement. L'homme trébucha à terre, le chat sauta sur le parquet et avança entre ses jambes. Bientôt d'autres félins se rejoignirent et se mirent tous à faire le gros dos en marchant de travers. Le message était clair, Dick n'était pas le bienvenu ici. En guise de mise en garde l'un d'eux lui griffa la joue en soufflant. Terrifié, il se mit à courir dans la maison à la recherche de son partenaire. Personne au rez-de-chaussée. Il monta instinctivement les escaliers appelant Jones. Les chats l'observaient du bas de l'escalier. Il se mit à ouvrir toutes les portes de l'étage. Des chambres vides qui puaient le renfermé, le vieux et le chat, rien de bien surprenant pour une maison habitée par une dame âgée et ses chats. Il entendit du bruit dans le plafond, pensant que Jones se trouvait là-haut, il monta jusqu'au grenier. Il poussa la porte en bois grinçante. La pièce était sombre, à peine éclairée par une fenêtre œil de bœuf. La salle était remplie d'objets recouverts par de longs draps blancs. Au centre de celle-ci était entreposé quelque chose de plus volumineux que le reste. Ce n'était pas un objet mais plutôt un engin à en juger par sa taille. Animé par sa curiosité, l'inspecteur souleva le drap pour jeter un œil. C'était une machine, difficilement identifiable, même dans le cadre de sa fonction, il n'avait jamais rencontré une telle technologie. Soudain, il entendit un bruit, pensa à une énième représailles des chats il lâcha le tissu et se cacha derrière l'angle que formait la porte en s'ouvrant. Après un instant, il se rendit compte que le bruit venait du jardin. Il regarda par la petite fenêtre ronde et vit dehors, devant le porche Jones remercier la vieille dame d'avoir permis l'inspection de son domicile. Dick, se précipita à la porte mais au moment de franchir son seuil il vit les chats lui barrer la route. Dans son élan, il en heurta quelques-uns. Il dévala les escaliers sans se retourner bien qu’il les sentait à ses trousses.
Arrivé au rez-de-chaussée, un petit comité d'adieu l'attendait devant la porte d'entrée, il s'enferma dans la cuisine plus par réflexe qu'après réflexion. À sa grande surprise, la cuisine était pourvue d'une sortie de service mais quand il voulut l'utiliser, il se rendit compte qu'elle était fermée à clef. Les vieux ont toujours peur des voleurs. Il envisagea une seconde de passer par la chatière avant de réaliser qu'il y avait une fenêtre grande ouverte au-dessus de l'évier. Une fois dehors, il fit le tour du jardin pour rejoindre le portail où son équipier l'attendait, discutant avec l'octogénaire.

Ils quittèrent la propriété, pour regagner la voiture garée sur le chemin de terre. Dick bien que soulagé d'avoir réussi à s'échapper ne pût s'empêcher de jeter un dernier regard inquiet derrière lui. Il vit la vieille dame essayant de fermer son portail et dans les carreaux de la maison une centaine de têtes de chats qui surveillaient leur départ de leurs yeux brillants. Sur la route conduisant aux bureaux, Dick retira son masque et fit part de ses hypothèses à Jones entre deux coups de brosse sur ses vêtements. Comme je le disais plus haut, Dick était la risée de son service mais pas seulement. Son coéquipier, depuis son affectation au binôme, ne prenait plus au sérieux les théories extravagantes de son partenaire. Quand celui-ci lui confia qu'il pensait que les chats étaient une espèce extraterrestre Jones demeura silencieux, sûrement lassé d'une situation qui devenait gênante pour ses états de service.

Quand l'inspecteur Dick avait une idée en tête, il pouvait y consacrer tout son temps, ce qui expliquait en partie qu'il soit encore célibataire la trentaine passée. Ainsi Dick une fois revenu chez lui passa toute la nuit à rédiger son rapport. Au fil de ses recherches, il exposa l'idée selon laquelle un complot de taille planétaire se tramait. Pour appuyer sa thèse, il disposait de dossiers qui attestaient de la mort récente d'un brillant ingénieur en informatique retrouvé pendu. Peu de temps avant sa mort, l'homme en question avait contacté l'agence de renseignements concernant une invasion extraterrestre sans toutefois être pris au sérieux. L’enquêteur chargé de l'affaire avait conclu à un suicide en dépit du fait que le rapport d'autopsie avait révélé une occlusion intestinale causée par ce qui semblait être une boule de poils félins. L'argumentaire de Dick venait se compléter par des anecdotes sur l’Égypte ancienne, où les chats avaient une place importante dans le culte religieux. Osiris, le dieu des dieux, se déguisait en chat pour se mêler aux mortels. La déesse Bastet était représentée avec une tête de chat mais fut aussi à l'origine peinte en lion belliqueux tout comme la divinité guerrière Sekhmet. Le sphinx, mi-homme mi- félin, symbole de la puissance souveraine, était appelé « père de la terreur » par les arabes. Les édifices de l’époque, notamment les pyramides au vu des moyens de construction donnés laissaient beaucoup de scientifiques et historiens perplexes. Ensuite, Dick remonta la chronologie jusqu'au Moyen-âge où une croyance populaire racontait que les chats étaient des créatures malfaisantes envoyées par Satan pour peupler la terre. Une légende japonaise quant à elle, disait que les chats à longue queue étaient capables de prendre une apparence humaine et qu’ils avaient une influence négative sur les hommes. Ne se contentant pas que du folklore pour étayer son raisonnement, il faisait état des aptitudes reconnues par la science. Comme par exemple le fait qu'en se frottant aux meubles, les chats déposent des phéromones, ce qui permet de mieux contrôler les humeurs de leur maître, ou de les droguer en quelque sorte. Il mentionnait ensuite, leurs grands yeux ovales, rappelant ceux qu'évoquaient les témoins lors de rencontres du troisième type et ainsi leur capacité à voir dans le noir ou encore les émissions d'ondes alpha de leur cerveau et leur ronronnement permettant de diffuser leur idées sereinement. Il abordait également leur fabuleuse adaptabilité, l'utilisation du langage en guise de réponse à l'homme prouvant ainsi toute leur intelligence, leur capacité à prévoir les séismes. Il finissait son rapport en soulignant le danger que représente le contact quotidien d'un chat. En effet, l'animal est porteur d'un parasite qui peut favoriser des cancers du cerveau ou la toxoplasmose, virus s'attaquant au système nerveux de l'homme et visant particulièrement les femmes enceintes.

Le lendemain matin, à son arrivée au bureau, l'un de ses collègues lança à l'intention de Dick : « Regardez qui voilà, l'Inspecteur Fox Mulder en personne ». Un autre, les mains au-dessus de la tête mima des oreilles de chat en miaulant puis s'arrêta devant lui en dessinant avec ses doigts de grands yeux ovales avant de crier : « Vision nocturne !» Soudain sortant de la masse, une jeune femme en tailleur, peut-être une secrétaire, s'interposa entre eux : « Arrêtez quoi... Il a raison, dans les films le chat est toujours le compagnon du méchant. » Tout le monde se mit à rire sans complexe de la blague sauf le principal intéressé. Elle ajouta : « Le directeur vous convoque en salle de conférence, Inspecteur Gadget. » Dick s'engagea dans le couloir sous les gloussements de ses collègues qui l'observaient passer devant leurs bureaux. Il tenait à la main son rapport, non sans appréhension. Il retrouva Jones qui l'attendait sur le pas de la porte. Il frappa et le directeur vint ouvrir aux deux hommes, il leur serra la main et les invita à s’asseoir en face de lui. La pièce affichait sur ses murs de nombreuses décorations de guerre et autres trophées de chasse. Sur le bureau une plaque en métal dorée indiquait son nom, Commandant Mitchell. Le directeur était un homme dans la force de l’âge, aux épaules larges et au regard sévère : « Dick, puis-je voir votre rapport concernant le quadrillage de la zone prioritaire ? » fit-il sur un ton monocorde.
Au bout de quelques minutes à examiner le dossier qu'il avait dans les mains, il changea de regard puis ferma brusquement le document et leva les yeux sur le binôme. Dick pensant avoir Mitchell acquis à sa cause fit une requête : « Comme vous pouvez le lire dans mon rapport, j'ai été confronté dans le grenier de Madame Abernathy à une machine que je ne saurais identifier par mes seules compétences. Ainsi, j'aimerais poursuivre l'investigation si vous me le permettez. Pour cela, j'aurais besoin, d'un chien ou d'un rat entraîné à la recherche d'explosifs, en plus d'un ingénieur en technologie de pointe mais surtout j'aimerais un mandat pour soumettre la propriétaire et quelques uns de ses chats au test Rosenfeld1.
- Hum... et vous comptez interroger comment ses félins ? 
- Pas besoin de parler si c'est à ça que vous faites allusion. Comme vous le savez, il nous suffit juste d'analyser le relevé encéphalographique pour obtenir nos réponses mon commandant. 
- Je vois... Toujours est-il que ce test n'est fiable qu'à 83 % alors de là à l'expérimenter sur des animaux vous imaginez. C’est ridicule. Et ce qui l'est d'autant plus, c'est d'envoyer un chien ou un rat dans une maison rempli de chat. Non mais vous imaginez un peu la scène Dick ? Vous n'êtes pas sérieux ?! Dick, répondez ! »
Décontenancé, le jeune inspecteur ne sachant quoi répondre balbutia des sons sans arriver à former de mots. « Vous devriez vous reposer... » fit le commandant avec un regard plein de compassion.
« Je... je... dois clore ce dossier avant, s'il-vous-plaît. 
- Puisque vous me forcez la main Dick, je vais devoir vous mettre à pied 
- Non Commandant... Vous ne comprenez pas, c'est d'une importance capitale. 
- Ne discutez pas mes ordres Dick, rendez-moi votre plaque et votre arme. Et que je n’apprenne pas que vous avez encore importuné cette vieille dame aveugle. »

L'enquêteur rendit son insigne et son revolver, récupéra son rapport et quitta le bureau le dos courbé et les sourcils bas. Une fois Dick parti, Jones, resté assis dit : «  Il va trop loin, cela devient gênant pour nous. » Le Commandant Mitchell acquiesça en se redressant sur son siège :«  Oui... s'il continue comme ça il risque de... »

Le lendemain, Dick fut retrouvé mort dans son appartement. Le cadavre fut découvert par la concierge, alertée par une tache d'humidité qui s'était formée sur son plafond. La police découvrit par la suite que cela avait été occasionné par un robinet resté ouvert. Ses collègues de l'agence vinrent inspecter la scène de crime. Aucune trace d'infraction ou de lutte, les inspecteurs conclurent à un suicide par arme à feu, ce que venait confirmer la lettre tapuscrite retrouvée près du corps. Ils ne relevèrent pas la présence de poils de chat sur ses vêtements, lui qui y était allergique, ni même la disparition du dossier que Dick avait ramené avec lui. L'agitation qu'avait créée la mort de l'inspecteur avait attiré l'attention du voisinage. Après le passage de la civière, un voisin curieux ouvra sa porte pour demander ce qui se passait, son chat se faufila entre ses jambes pour se promener dans le couloir balançant joyeusement sa queue de gauche à droite.

L'appartement de Dick ne fut pas sans occupants très longtemps. L’enquête, quant à elle, fut même bâclée. Ce n'est pas sa famille qui aurait réclamé une révision ou qu'elle soit approfondie, il n'en avait pas. Pas plus qu'il n'avait d'amis ou de relation amoureuse. Dick était un solitaire, du genre célibataire endurci qui mange ses repas devant un épisode de Star Trek. Personne donc ne réclama ses effets personnels. Il n'était pas non plus propriétaire, pour quoi faire ? Qui en hériterait ?
Après quelques petits travaux de rafraîchissement, le changement des moquettes – à cause du sang et de l'eau qui avaient imbibé les tissus – et peintures, les lieux étaient prêts à accueillir de nouveaux locataires.Le bailleur avait choisi le dossier d'une jeune veuve et de sa fille, sûrement avait-il été pris par les sentiments. Six mois plus tôt, Marion avait perdu son mari, la laissant seule avec Sabrina, tout juste adolescente. La mère avait dans les premiers temps envisagé de garder la maison familiale, mais face à l'ampleur de la tâche que représentait l'entretien d'une telle surface elle fut contrainte de renoncer. La vérité c'est qu'il était pour elle de plus en plus difficile de se confronter aux souvenirs qui hantaient les lieux. Ça aurait bientôt fait vingt ans de mariage, les noces de porcelaine, c'est ce qu'elle s'était dit en quittant son ancienne maison. L'emménagement avait été difficile, les cartons envahissaient l'espace et plus elles déballaient d'affaires moins elles pensaient tout faire rentrer dans leur nouvel appartement. C'était un deux pièces contenant une chambre, un salon, une cuisine, une salle de bain et des toilettes. Marion dormait dans le salon, de toute façon elle n'avait pas besoin de plus d'intimité que ça et comme c'était toujours elle la dernière couchée et la première levée, ça ne lui posait pas de problème. Le mobilier familial avait été vendu au profit de meubles en kit tout neuf. Le changement était total et leur permettait d'aller de l'avant. Une fois la décoration finie, la routine pouvait reprendre son cours, c'était tout ce à quoi elles aspiraient. Certes une photo du père et défunt mari trônait toujours sur le buffet mais c'était la seule chose qui appartenait au passé.

Sabrina comme toute adolescente, aimait passer son temps sur internet à parler avec ses copines et à écouter de la musique. C'est ce qu'ils font tous à son âge. Mais ce qu'elle préférait, c'était regarder les vidéos de chats stupides sur Youtube. Ces chats qui sautent, essaient de parler, se déguisent ou prennent des pauses grotesques. Elle ne se lassait pas de voir et revoir Maru, un chat coréen s'enfiler tout seul des pots de yaourts vides sur la tête pour parader ainsi tout fier devant la caméra de son maître. De temps à autre, le chat du voisin s'invitait dans leur appartement, en passant d'un balcon à l'autre. C'était l'occasion pour Sabrina de jouer avec lui ce qui n'échappait pas aux yeux de sa mère. Le matin de ses 16 ans, Sabrina trouva sur la table de la cuisine une enveloppe laissée par sa mère qu'elle ouvrit. La carte d'anniversaire représentait un chaton avec un nœud de cadeau sur la tête. Elle sourit, reposa la carte sur la table et s'installa pour déjeuner. Le soir alors que sa mère n'était pas encore rentrée du travail, Sabrina regardait la télévision tranquillement après une longue journée de cours. Soudain la chasse d'eau des toilettes siffla à travers tout l'appartement, elle eut beau monter le son, le bruit persista. C'est alors qu'elle se leva du canapé où elle était allongée pour voir d'où cela provenait. Dans la salle de bain, elle comprit que le mécanisme de la chasse d'eau avait cessé de fonctionner provoquant le vacarme. L'adolescente essaya de tourner le robinet se trouvant sur le tuyau d'arrivée d'eau mais rien ne se passa. En ouvrant le couvercle, elle découvrit qu'une grande pochette plastique empêchait l'obturateur de se rabattre sur la conduite. Elle le retira, et le sifflement cessa instantanément. Après avoir retiré le manuscrit de l'emballage étanche, la jeune fille se mit à le lire. Ce qu'elle pensait être le manuel de la chasse d'eau s’avérait être un dossier top secret laissé par le précédent locataire, l'inspecteur Dick. La lecture du document la partageait entre amusement et inquiétude. Il mentionnait des études démontrant que le chat provoque des cancers du cerveau, qu'il transmet la toxoplasmose aux femmes enceintes afin d’empêcher l'homme de se reproduire. Il évoquait les ravages de la drogue « Meow Meow », très meurtrière notamment en Angleterre, et le maire le plus célèbre d'Alaska qui était un chat du nom de Stubbs. Il désignait les vidéos de  LOLcats comme une savante opération de communication et s'interrogeait sur le contenu du site  Cashcat.biz  qui compile des photos de chats assis sur des montagnes de billets, avec des armes et de la drogue. Elle voulut vérifier certaines informations avec son ordinateur quand elle entendit sa mère sur le pas de la porte. Dans la surprise, elle remballa le dossier dans sa pochette et le replaça dans la chasse d'eau avant de refermer le couvercle. Marion qui était dans l'entrée demanda à sa fille de fermer les yeux et d'avancer dans le couloir. Quand elle fut autorisée à les rouvrir un mignon chaton blanc se tenait devant elle, en train de jouer avec le ruban cadeau qui lui servait de collier. Elle porta ses mains à sa bouche.
« Oh... maman! Merci, mais fallait pas...
- Comment ça ? C'est pas ce que tu voulais ? 
- Si... si... bien sûr que oui, c'est juste que je ne m'y attendais pas... »
Elle se baissa, l'animal la dévisagea de ses yeux verts et vint se frotter à ses jambes. Sabrina le prit dans ses bras, le tenant contre son épaule. Sa mère lui demanda :
« Comment tu vas l'appeler ? »
Ce à quoi l'adolescente, entre deux caresses, répondit par une autre question :
« Ça dépend c'est une femelle ou un mâle ? »
Marion approcha sa main de la tête du félin :
« C'est une femelle ma chérie. »
Sabrina déclara :
« Alors je l’appellerai Kitty, ça te plaît comme nom hein ? » fit-elle en s'adressant finalement au chaton.

Les jours passèrent et Sabrina n'arrivait pas à oublier ce qu'elle avait entraperçu dans le dossier de Dick. Sa mère commençait à s'inquiéter de la voir se réfugier un peu trop souvent aux toilettes avec la fenêtre ouverte. « Ma fille se met à fumer en cachette. » C'est ce que n'importe quelle mère penserait et c'est bien ce que soupçonnait Marion. Bien sûr, Sabrina aurait pu lire le document secret dans sa chambre mais si son chat était vraiment ce que Dick déclarait dans son rapport le risque encouru était trop grand. Elle avait de nouveau essayé de vérifier discrètement certaines informations sur son ordinateur mais son chat s'était allongé sur le clavier empêchant toute recherche sur internet. Elle avait tenté de le déloger mais celui-ci persistait. Après de longs moments à observer ce comportement chez Kitty, Sabrina était incapable de déterminer si c'était un jeu ou une machination. Elle voulut en avoir le cœur net. Dans son dossier, Dick faisait mention d'une série de tests pour déterminer les intentions de l'animal.

Il s'agissait d'un questionnaire portant sur les réactions de votre chat :

1. Vous allumez la télévision, vous zappez jusqu’à tomber sur la chaîne info...
a) Il cherche à savoir d'où viennent les bruits.
b) Il dort sur le canapé, rien ne peut troubler son sommeil.
c) Il vous rejoint, s'installe, attentif à ce qui se passe dans la boite à images.

2. Devant une porte fermée...
a) Il attend assis ou couché devant pour qu'on lui ouvre.
b) Il miaule sans arrêt et gratte furieusement.
c) Il a sa propre méthode pour ouvrir la porte.

3. Vous êtes à table, vous vous apprêtez à manger...
a) Il attend que vous lui donniez des restes.
b) Il monte sur la table, défiant votre autorité pour vous volez la nourriture de la bouche.
c) Il va directement en cuisine se servir.

4. Vous vous réveillez dans la nuit, votre chat est...
a) Dans son panier.
b) Au pied du lit.
c) Sur votre visage en train de ronfler.

5. Dans le jardin vous envoyez une balle à votre chat...
a) Il s'en fiche, il préfère prendre un bain de soleil.
b) Il ramène la balle comme le ferait un chien.
c) Il vous ramène un oiseau mort, ce qui dans certaines cultures peut s’interpréter comme une offrande ou un avertissement.

6. A la maison...
a) Il vous colle, toujours installé à moins d'un mètre de vous.
b) Il n'est jamais avec vous.
c) Il est rarement auprès de vous, sauf quand vous êtes malade, vulnérable.

7. Devant un insecte qui vole...
a) Il se contente d'observer.
b) Il ne réagit pas.
c) Il le capture, le tue mais ne le mange pas, c'est juste pour le plaisir de tuer.

8. Si votre chat croise un autre chat...
a) Il est agressif.
b) Il est indifférent.
c) Il est tour à tour intrigué, sociabilisant puis câlin.

9. Vous donnez un ordre à votre chat...
a) Il obéit.
b) Il est indifférent ou ne comprend pas.
c) Il vous regarde en se léchant l'entrejambe, l'air de dire : « Je m'en bats les couilles. »
10. Vous appelez votre chat...
a) Il ne vient pas.
b) Il vient.
c) Il vous prend par surprise, en bondissant de sa cachette, derrière vous.

Petite questions bonus de prévention :

Pour quelle raison les chats n'aiment-ils pas l'eau ?
a) C'est culturel, leurs ancêtres étant originaires des régions les plus désertiques du Moyen-Orient.
b) A cause du manque d’imperméabilité de leur pelage.
c) L'homme étant constitué à 60% d'eau et le chat étant une race extraterrestre, c'est pour lui une réaction instinctive.

Quand un chat vient se coller à vous et exerce des pressions avec ses pattes sur votre ventre c'est :
a) Un signe d'affection, il fait son nid auprès de vous.
b) Un geste qui lui vient de son enfance quand il essayait de tirer le lait de sa mère.
c) Il teste les défaillances de vos organes internes.

Si à l'issue du test votre chat a obtenu au moins quatre réponses C, cela signifie que vous êtes peut-être en danger. Votre animal maîtrise les codes du monde des humains ! Vous qui l'observez actuellement, sachez que lui aussi vous a longtemps étudié jusqu'à imiter certains de vos gestes et savoir exactement se faire comprendre. De plus, sachez que le chat utilise uniquement sa voix pour se faire entendre de l'homme. Dans son milieu naturel, il a d'autres modes de communication. Faites attention, il sait tout de vous et a certainement une longueur d'avance sur vous.

A peine avait-elle fini de remplir le questionnaire, troublée, qu'elle appela le chat qui surgit de sous le lit. Sabrina cria sous le coup de la surprise. Quand elle retrouva ses esprits, elle s'approcha du chat avec un de ses jouets à la main. Pour ne pas que le chat se rende compte de l'expérience elle décida de profiter d'un moment de jeu. C'est alors que sa mère passa la tête par le cadre de la porte, lui demandant de mettre la table, puis celle-ci s'en alla allumer la télévision. Marion ne ratait jamais le journal télévisé de 20 heures. Kitty s'installa aussitôt devant la télévision. La jeune fille prit la télécommande et changea de chaîne, puis la reposa sur le canapé. Le chat se jeta sur elle pour piétiner la télécommande jusqu’à ce que la chaîne info revienne à l'écran. Le chaton courba le dos et sortit les dents, soufflant en direction de sa maîtresse. « Arrête de jouer avec le chat, on va manger », lança Marion à sa fille. Elle s’exécuta sous le regard menaçant de l'animal qui se retourna vers l'écran après son départ. La présentatrice blonde en tailleur foncé annonça la venue dans les prochains jours du président Ron S. Whitmore à l'occasion du Mémorial de la célèbre bataille de Trenton. Sabrina en observant la scène depuis la cuisine, réalisa toute l'ampleur du danger. Les chats prévoyaient un attentat à l'encontre du pays.
Ce soir là, le dîner fut silencieux et difficile à avaler. Elle en fut même malade, sans que sa mère ne comprenne pourquoi. Marion était pourtant infirmière. Kitty vint à son chevet dans la nuit, ce qui ne fit rien pour rassurer Sabrina.

Le lendemain, Sabrina prépara son sac de cours comme à son habitude à la différence près qu'elle y ajouta un classeur supplémentaire, contenant le dossier de l'agent Dick. Elle se dirigea vers la salle de bain pour le récupérer quand elle vit derrière elle Kitty surgir de nulle part. Elle se précipita à l'intérieur claquant la porte derrière elle. Pensant l'animal coincé dans le couloir, elle verrouilla la serrure. Or il avait réussi à rentrer. Le chat lui sauta au cou mais elle l'attrapa en plein vol et le jeta dans la cuvette qu'elle referma aussitôt. Pour éviter que la bête ne sorte, elle s'assit sur le couvercle. Malgré sa petite taille l'animal tapait suffisamment fort pour faire trembler le toilette avec Sabrina dessus. Sabrina savait qu'elle ne retiendrait pas bien longtemps l'animal ainsi. Cherchant du regard un objet plus lourd pour maintenir la cuvette fermée, elle eut l'idée qui lui sauva la vie : utiliser le désodorisant pour tuer le chat. Elle se pencha sur le côté pour attraper le spray. Profitant du contre poids le chat parvint à glisser une patte au dehors. Il déchira l'air de ses griffes acérées. Sabrina s'en rendit compte et bascula tout son poids à cet endroit. La patte coincée, l'animal hurla et l'adolescente l'aspergea de désodorisant tout en se couvrant la bouche et le nez avec du papier toilette. Sous l'effet de surprise, il retira son membre et l'abattant claqua contre le siège du WC. Après plus d'une minute, la bombe vidée entièrement de son gaz, Sabrina écouta attentivement avant de tirer la chasse pour achever le calvaire de Kitty. La jeune fille eut trop peur de regarder à l'intérieur pour vérifier que son chaton soit mort. Elle souleva le capot du mécanisme de la chasse d'eau, récupéra le dossier de Dick, referma le couvercle et déverrouilla la porte. Avant de se rendre au défilé du Mémorial, elle passa récupérer son sac et son classeur dans sa chambre et ne put s’empêcher de jeter un dernier coup d’œil en direction de la cuvette des toilettes. Le claquement de la porte résonnait encore dans la cage d'escaliers, que Sabrina franchissait déjà le portail de l'immeuble.

Trenton, la petite ville tranquille du New Jersey, accueillait aujourd’hui le président pour une commémoration. C'était un événement sans précédent pour ses habitants. Il y avait foule sur Hamilton Avenue. Pour l'occasion, des vigiles étaient postés tous les trois mètres sur le trottoir pour prévenir d’éventuels débordements. La mise en place de barrières n'avait pas été jugée nécessaire, seulement la présence d'un cordon de sécurité. Sabrina arriva sur le lieu du rassemblement et put se faufiler à travers la foule grâce à sa petite taille. Elle atteignit rapidement le premier rang. Elle pouvait entendre le cortège et sa fanfare approcher doucement à moins d'une centaine de mètres. Ses doigts se crispaient contre la pochette cartonnée du dossier. Sans savoir pourquoi elle présageait le pire, pourtant tout n'était que sourire et joie autour d'elle. Les gens brandissaient des pancartes en chantant l'hymne national se tenant amicalement par les épaules.
Quand le cortège arriva à sa hauteur, l'adolescente passa en-dessous du cordon et s’élança en direction de la voiture présidentielle. Le vigile n'avait pas eu le temps de réagir qu'elle était déjà contre le véhicule essayant d'attirer l'attention de l'homme d’État. Sabrina cria quand l'escorte l'attrapa et commença à la ramener sur le bord de la route. Le président fit signe au service de sécurité de s’arrêter un instant et se pencha vers l'adolescente.
« Qu'y a-t-il mademoiselle ? 
« - Bonjour Monsieur le président... Excusez-moi... Je crois que vous êtes en danger... Lisez ceci. »
Elle sortit le dossier caché sous sa veste au niveau de la poitrine ce qui déclencha une vive réaction chez les vigiles. L'un d'eux reçut un appel sur son talkie-walkie. Après ça, les vigiles raccompagnèrent subitement Sabrina à l'écart tandis que d'autres reconduisirent précipitamment le président dans son véhicule. Le bruit d'une explosion retentit dans la foule, suivi du démarrage en trombe de la voiture.

Une demi-heure après, quand l'escorte présidentielle fut arrivée à Newark, au bureau du FBI, une conférence de presse fut organisée en urgence. Pendant le trajet, Ron S. Whitmore avait eu le temps de feuilleter le dossier transmis par la jeune fille. Avant de monter sur scène, un de ses assistants lui annonça qu'elle faisait partie des nombreuses victimes de l'attentat. Lors de son discours, le président apparu avec une tristesse non dissimulée, rapportant qu'il n'avait que « trop peu d'information pour l'instant mais que les auteurs de cette catastrophe seraient retrouvés et jugés. God Bless 'Merica ! » Le chef d’État quitta ensuite l'espace de conférence. Mitchell, le directeur de cette antenne du FBI vint à sa rencontre : « Monsieur le président, nous sommes prêts pour vous faire notre débriefing si vous le voulez bien. Nous pensons détenir des éléments très importants. »
Les deux hommes avancèrent dans un long couloir débouchant sur une grande salle comprenant deux écrans géants accrochés au mur.
«  Tout d'abord, pour mieux comprendre l’événement et l'analyser, nous avons utilisé CoSync qui comme vous le savez est un logiciel qui récolte toutes les sources vidéos et audios provenant des téléphones portables, des appareils-photos ou encore des Google Glasses et émis à un moment et à un lieu précis grâce aux réseaux Bluetooth, Wi-fi et 3G, ainsi qu'aux réseaux de données LTE. »
Mitchell se tenait droit le torse bombé fier de ses trouvailles technologiques quand le président Whitmore l'interrompit d'un geste de la main : « Évitez-moi votre charabia de geek. »
Mitchell toussa légèrement puis sourit mal à l'aise : « Pour résumer cet outil nous permet de former un panorama interactif, de regarder une seule version des événements, comme si on y était. Ce que nous avons découvert grâce à ce système, c'est que les commanditaires des attentats ne sont pas que des hommes. D'ailleurs, ce n'est même pas l’œuvre d'un homme. Ils ont utilisé des chats pour faire le travail à distance et en toute impunité. »
Le président Whitmore qui avait les yeux rivés sur les deux écrans géants tourna la tête vers son interlocuteur : «  Monsieur Mitchell, tout cela je le savais déjà, c'était inscrit dans le dossier que m'a donné la jeune fille avant de... A ce propos, si je puis me permettre c'était un dossier top secret appartenant à l'un de vos subordonnés je crois... L'inspecteur Dick si mes souvenirs sont bons. Comment expliquez-vous cela ? 
« - Il a dû être égaré. Je pensais qu'il avait été supprimé.
- Et ce Dick où est-il ? Égaré lui aussi ?
- Non Monsieur le président. Nous avons retrouvé l'inspecteur Dick mort dans son appartement il y a quelques mois. Il semblerait d’après nos enquêteurs qu'il se soit suicidé.
- J'en suis attristé. Il nous aurait été d'une grande utilité. Il faudra que nous reparlions de tout cela plus tard. » dit-il en pointant un doigt menaçant sur son interlocuteur avant de se retourner vers les écrans géants.
« Savez-vous pourquoi le D.A.S2 n'a rien signalé au moment des faits ?
- Apparemment, les vieilles dames et les chats ne sont pas dans les critères de menaces potentielles du système.
- Des vieilles dames ?
- Oui en effet. Après analyses des images de vidéosurveillance biométrique par nos équipes nous avons remarqué que peu de temps avant l’explosion, une vieille dame était rentrée dans le bâtiment avec un chat dans une cage. Au début, nous n'avons pas pu l'identifier sur les bandes, une énorme tache blanche apparaissait à la place de son visage. Il aurait pu s'agir d'un reflet, mais sur ce type de matériel c'est tout simplement impossible. En corrélant d'autres sources provenant de caméras de technologie standard nous avons enfin pu comprendre l'origine du problème. Ce que les agents de sécurité lors du contrôle à l'entrée du bâtiment, compte tenu de l'âge supposé de la vieille dame, pensaient être de simples lunettes pour traiter une dégénérescence maculaire, était en réalité un astucieux dispositif de brouillage. Les dites lunettes étaient sans aucun doute équipées de leds infrarouges, invisibles à l’œil nu mais très efficaces pour tromper les caméras biométriques. Ainsi, la reconnaissance faciale devenait impossible.
- Je vois. »
Le président se gratta le cou, puis saisit son téléphone, pour demander à ce que l'on convoque en urgence le conseil de sécurité de l'ONU.

Les dirigeants chinois, russe, français et anglais se réunirent sur invitation du président américain. Contrairement aux idées reçues les chefs d’États russe et chinois entretenaient une relation très conviviale avec leur homologue américain. Ils se tutoyaient et s'appelaient par leurs prénoms. Comme toujours l'ambiance était plutôt décontractée pour une réunion au sommet.
« Dis-moi, tu as bien reçu mes travers de porc et mon magret ? » dit Ron à Xintao en prenant l'accent français et en lui tapant amicalement l'épaule.
« Tu as terrorisé tous mes paysans avec tes conneries!
- 13 000 cadavres de cochons et 1000 de canards dans les eaux du Huangpu. Ça en fait du canard laqué et du porc au caramel ! » ajouta l'Américain en passant derrière le Russe.
« Je pensais que c'était Petrov. Du coup, je lui ai balancé un de mes satellites dans l'Oural.
- Enfoiré de niakwé ! C'était toi alors la fameuse météorite à Tcheliabinsk ! J'ai cru que c'était ce salopard de Ron ! » s'esclaffa Petrov. 
« J'aurais du m'en douter. Les chats venus de l'espace, du Petrov tout craché. T'as bien failli m'avoir comme avec cette histoire à Roswell. »
Tous se regardèrent et explosèrent de rire. Quand le silence fut revenu le président américain interrogea ses compères : « Non, sérieusement les mecs c'est qui ? »
A nouveau, ils se dévisagèrent les uns les autres à la recherches d'un rictus mal dissimulé mais tous restèrent sérieux à la plus grande surprise de Ron. Il se passa la main sur le visage en secouant la tête : « Et merde... »



FIN...Peut-être...


 
1 Outil de détection expérimental, la version évoluée du détecteur de mensonges, le fameux P300. Protocole utilisant un système électroencéphalogrammes, des courants électriques prélevés par électrodes à la surface du cuir chevelu, qui varient en fonction de l'activité du cerveau. Activité qui se traduit par un signal caractéristique lorsque le sujet reconnaît un visage, un lieu, un objet ou nom. 

2 Domain Awareness System : Logiciel de lutte antiterroriste qui associe un système d’analyses en temps réel aux images de vidéosurveillance de la ville émanant de cameras et drones volants, dans le but d’identifier des menaces potentielles.

dimanche 15 mars 2015

A dormir debout

 A dormir debout


Xavier n'est pas le genre de cambrioleur qui passe par la porte. Pourquoi s'embêter à déverrouiller une porte quand on peut s'introduire par la fenêtre laissée négligemment ouverte ? La réponse vous l'avez dans la question.
Sans compter qu'une infraction constatable, c'est pire qu'un témoin, c'est une preuve.
Et puis les serrures, c'est pas son truc. Travailler en équipe non plus d'ailleurs mais dans son cas, c'est une nécessité. Chaque cambrioleur a sa pièce de prédilection, sa spécialité, lui, c'est la chambre. Vous allez bientôt comprendre pourquoi.

Depuis son plus jeune âge, le pauvre garçon souffrait de narcolepsie.
Ainsi tout le monde l'appelait Marco pour Marco-leptique. Le jeu de mots avait plu, le surnom était resté. Xavier, né sous X, tirait ce patronyme d'une infirmière qui n'avait pu se résoudre à le laisser sans nom. Un brancardier qui passait dans la maternité, proposa en rigolant de l'appeler Xavier en référence au X et la puéricultrice l'inscrivit sur l'acte de naissance.

Marco, Xavier peu importe son état civil, s'endormait où qu'il se trouve, en toute situation. Ça commença avec sa scolarité. A l'époque ses professeurs ne prenaient pas sa maladie au sérieux, faut dire qu'elle n'était pas encore diagnostiquée. Ce fut le motif de bien des sanctions à son égard. Si bien qu'à peine l'âge légal passé, il se retrouva dehors, sans qualifications et sans avenir. La maladie n'était pas que synonyme de malédiction. Au collège, il avait survécu et évité le traumatisme d'une fusillade lors d'une de ses nombreuses siestes sur table. Cependant quand il avait voulu passer son permis de conduire, il avait à plusieurs reprises failli s'écraser dans un mur. Dès lors, il conduisait sans permis, en dépit de sa maladie, ce qui l'amenait parfois à se réveiller dans un parking souterrain vide en pleine nuit.Il se réveillait dans des endroits improbables. Souvent avec moins de vêtements qu'il n'en portait sur lui avant son sommeil. D'ailleurs, il n'avait plus de portefeuille. Pour le remplir avec quoi? Des cailloux ?
Il avait travaillé un temps dans un fast food, mais s'endormir sur la plaque de cuisson ou la tête dans la friteuse constituait pour lui un métier à risques.
Il finit par postuler dans les agences d'intérim sans conviction, à moins d'avoir l'opportunité d'être choisi comme contrôleur qualité pour Dunlopillo, il avait peu de chance de trouver pantoufle à son pied. La Poste peut-être? Personne ne le sait, il n'y avait pas pensé.
Sans d'autres options, il avait dû se mettre au cambriolage. La fatigue qu'occasionne le travail de nuit dans cette profession ne le contraignait pas, il avait la plupart du temps dormi son quota d'heures dans la journée.

Sa vie ressemblait à une projection diapositive pour stimuler les personnes atteintes d'Alzheimer. A chaque fois qu'il clignait des yeux, il changeait de décor, il avançait dans le temps sans jamais se souvenir du comment il en était arrivé là.
Un matin, il se réveilla avec une femme endormie à ses côtés.
Elle était plutôt corpulente. Vous savez ce qu' on dit sur les hommes qui aiment ce genre de femmes. Y trouvent-il une forme de sécurité, d'apaisement ou incarnent-elles la figure maternelle qu'ils n'ont pas eu? Quoi qu'il en soit, elle avait de quoi combler le manque laissé par une enfance de garde alternée entre la DASS et les familles d'accueil. Si elle avait l'allure de la mère qu'il n'avait pas eu, elle en avait aussi hérité du rôle. Lui, c'était le mari endormi devant la télé pendant qu'elle faisait ménage et cuisine. Non pas qu'il soit macho mais plutôt narco. C'était là un des rares avantages que lui procurait la maladie.
De sa maladie parlons-en justement. Il avait peur de dormir la nuit. Il aimait la compagnie de sa femme mais pas dans le lit conjugal. Y a des hommes comme ça. S'il avait su, il en aurait sûrement choisi une plus vieille, au moins ils feraient chambre à part.
Chaque nuit il se réveillait en sursaut. Les ronflements au souffle froid qui s'engouffraient dans sa nuque, le tirage de couette ou les câlins nocturnes de sa femme le sortaient de son sommeil dans un état de panique. Il pouvait soudain être pris d'hallucinations jusqu’à ne plus discerner le rêve de la réalité, l'éveil du sommeil paradoxal.

Maintenant que vous connaissez son passé, vous êtes plus à même de comprendre son présent. Ce cauchemar permanent lors d'une nuit sans fin où les cambriolages s’enchaînent, les maisons défilent. Toutes avec les mêmes intérieurs, le même mobilier de bois foncé et cette odeur de renfermé qui hante les lieux. Seuls les coloris changent, si bien qu'à force tout se mélange dans sa tête.
Son partenaire, Sullivan lui avait promis un plan infaillible, le crime parfait. Ni vu ni connu. Le fameux plan consistait à cambrioler des résidences de personnes âgées. Pour gagner en efficacité et rentabiliser le risque Sullivan avait proposé de diviser le travail.
Pendant que Marco s'occuperait de la chambre (il était de loin le meilleur pour détecter des économies cachées dans les matelas). Sullivan lui, ferait la cave à vin et le bar du salon.
Sullivan justement parlons-en. Peu répandu comme prénom par ici, vous ne trouvez pas? Ses parents n'étaient pas irlandais. Ah ça non, c'est le moins qu'on puisse dire. Ils étaient tout deux originaires du Mali et comme vous le devinez notre homme était noir. Pratique me diriez-vous, un cambrioleur noir, c'est le meilleur camouflage dans l'obscurité (à condition de ne pas trop sourire).
Pour tout vous dire sa mère était serveuse et c'est tout naturellement qu'il fut conçu dans les toilettes d'un pub du même nom. Ses parents n'étaient pas allés chercher l'inspiration bien loin.
Triste ironie du sort, il était devenu alcoolique le garçon. Au whisky Clan Campbell et rien d'autre disait-il accoudé au comptoir.
Je vous vois venir vous vous dites: "En même temps en ayant grandi dans un bar c'est presque évident qu'il en soit arrivé là". Mais je vous arrête tout de suite. Vous vous trompez, ce n'est pas ça. Son addiction avait commencé le jour où il avait découvert que sa mère arrondissait ses fins de mois en faisant des vidéos pornos "amateurs" privées. Et oui, tous les enfants de barmaid ne deviennent pas alcooliques.
Revenons-en à nos moutons, du moins à ceux que Marco n'avait pas besoin de compter pour trouver le sommeil.

Un clignement de paupière. Marco grelotte à cause du vent qui s'engouffre dans la chambre par la fenêtre laissée ouverte. Celle par laquelle il s'est introduit avant de s'installer sous la couette d'un lit vacant.
Dans la chambre à côté, Sullivan décapsule une bière. Ce n'est pas sa première de la soirée, il est soûl et se prend les pieds dans le tapis. Alerté, Marco rapplique alors que son associé s'enferme dans la salle de bain certainement pour vider l'armoire à pharmacie. C'est bien connu les vieux sont les plus gros toxicomanes. Quoi qu'il arrive, on suit le plan.
Le chahut a réveillé le vieil homme allongé au centre de la pièce qui se redresse en panique sur son lit. L'assistance respiratoire se déclenche dans un bourdonnement. Il saisit notre cambrioleur narcoleptique par le bras, tout en appuyant frénétiquement sur le bouton de sonnerie d'urgence.
Pris de convulsions à la poitrine, il finit par lâcher Marco. L'alarme se déclenche à l'unisson avec le bip d'alerte de l'électrocardiogramme.

Un clignement de paupière. Marco a froid. C'est par ce qu'il n'a plus de couverture. A côté, dans la salle de bain, Sullivan vomit. Ce qui devait arriver arriva. L’histoire se répète mais avec de subtiles variantes. Marco ne la connaît que trop bien. Un policier grogne des ordres à ses subalternes. Marco, les bras tirés en arrière pour qu'on lui mette les menottes, est conduit tête baissée jusque dans la voiture de Police. Le véhicule démarre la sirène à fond.

Un clignement de paupière. Tout semble normal. Ce n'est qu'un mauvais rêve pense-t-il soulagé. Retour au foyer, ce cher lit conjugal.
Comme à son habitude, il tire sèchement la couette de son côté. C'est alors qu'il se rend compte que pour la première fois depuis longtemps, il ne se réveille pas transi de froid. Pourtant, il sent sa femme se retourner pour lui faire un câlin comme à chaque fois. Mais Marco le sait, quelque chose cloche dans cette routine. Tout est trop bien. Le cauchemar aurait-il laissé place au rêve ? Marco essaie de se dégager du bras qui pèse sur ses côtes mais tout ce qu'il obtient c'est de se faire tirer une fois de plus en arrière. Et comme si ça ne suffisait pas, il reçoit un bisou dans le cou. Étrangement sa barbe lui pique le cou. Pourtant quand il palpe ses joues, il semble rasé de près. Il remarque enfin le gros bras noir et poilu aux manches orangées qui l'étreint. Son codétenu et associé lui demandant d'une haleine fétide teintée de relents alcoolisés: "On est où ?". Le bip annonçant la fermeture des grilles des cellules de la prison ne laisse pas le temps à Marco de répondre. De toute manière, il s'est déjà rendormi.