Nevada
L'obscurité est pratiquement totale bien que le soleil ne soit pas encore couché, caché par les montagnes qui nous entourent. La température descend à mesure que nous progressons dans la Queen Valley longeant la chaîne des White Mountains. Allyson s'est entourée d'une couverture à l’arrière, la tête posée contre la portière.
Je sors un sandwich triangle de son emballage et mets un croc dedans. Je ressens à l'instant cette sensation de liberté maintes fois décrite dans les livres, les cheveux au vent, roulant dans l’inconnu. J'ai envie de hurler à la lune comme un loup, ou un de ces deux motards saouls dans Easy Rider. Dans le rétroviseur extérieur, j’aperçois Allyson qui me dévisage en passant son doigt sur sa lèvre inférieure lascivement. Son regard, planté dans le mien, s'intensifie sous ses longs cils comme pour me signifier quelque chose : "Tu as de la sauce mayonnaise dans la barbe". Idiot. Je m'essuie du revers de la manche et peux voir du coin de l’œil mon frère se marrer en essayant de ne pas quitter la route des yeux.
Nous passons à l'instant la frontière de l'état, la ligne imaginaire qui démarque la Californie du Nevada entre Boundary Peak (sommet le plus haut de l'état) et Montgomery Peak.
Le paysage désertique défile dans l'obscurité, pleins phares, nous ne voyons rien d'autre que la route et le relief rocailleux.
"J'aurais bien fait un petit détour par Vegas, pas vous ?" lance James à notre intention mais Allyson ne répond pas, elle s'est endormie et moi je ne suis pas franchement pour. Je lui rappelle que c'est à plus de 4 heures de route.
Soudain surgit de nulle part - comme un mirage - un vieux panneau rouillé indiquant l'aéroport de Coaldale, abandonné comme la ville qu'il desservait autrefois.
Ce que je pense être un énorme avion de ligne, nous survole lentement à basse altitude. On se sent moins seul au monde. Allyson imperturbable, grogne dans son sommeil.
La route devient mauvaise, plus poussiéreuse, bosselée même. Le GPS se met à chercher un satellite avant de le perdre définitivement et pour parfaire le tout, James annonce en tapant sur le volant qu'on sera bientôt à court d'essence, le signal s'est allumé accompagné d'un bip répétitif et agaçant. Avec tous ces voyants qui clignotent, on se croirait en pleine zone 51.
Allyson réveillée par les secousses de la route demande ce qu'il se passe, d'un regard accusateur j'enjoins James à lui répondre.
"Je viens de rentrer dans la réserve, chérie"
"Mais... comment ça se fait ?
"J'ai oublié de faire de l'essence à Bishop"
"Gros étourdi!"
"Désolé ma chérie. Je t'ai réveillé en plus" dit-il en lui faisant un baiser sur le front tout en caressant ses longs cheveux rouges.
Et dire que la minute d'avant il envisageait de prendre la route pour Las Vegas, sans essence, sans GPS (à cause du désert et des montagnes) et sans moyen de communication. Tomber en panne dans le désert ou les bonnes idées de James.
"J'ai fait un horrible cauchemar... Je rêvais que j’étais sur une table d'opération et que des aliens me disséquaient."
A ces paroles James ricane et conclut : "Peut-être que tu t'es fait poser une sonde anale comme Cartman dans South Park". Ils rigolent tous les deux en imitant les bruits des vaches martiennes de ladite série.
Le décor vient s'agrémenter de plantes arides. Nous passons maintenant près des marais salants de Colombus, une autre ville fantôme qui n'a rien de rassurante.
Notre espoir revient lorsque nous commençons à percevoir les lumières d'une ville au lointain, cependant il nous est impossible d'apprécier la distance qui nous sépare de celle ci, je souhaite seulement que nous n'ayons pas à pousser la voiture.
40 minutes plus tard, un panneau... Vient ensuite Tonopah, la première ville habitée que l'on a croisé en 2 heures de route. Il est maintenant 20 heures.
Nous traversons la ville pour faire le plein d'essence et reprenons la route 6.
En sortant de la ville, à quelques miles de là, nous remarquons la base militaire d'entraînement aérienne si j'en crois le petit dépliant touristique que j'ai pris à la station service. Il paraît qu'ils y font des tests de bombardements nucléaires.
Une piste d’atterrissage abandonnée vient une fois de plus croiser notre chemin, c'est la "Moroni landing strip".
Plus loin, l'autoroute se sépare en un croisement prés de Warm Springs et son aéroport.
Si vous prenez à droite vous allez à la zone 51 par la route 375, connue sous le nom touristique de "Extraterrestrial Highway" (c'est aussi écrit dans la brochure), qui doit son nom à des élus locaux opportunistes, désireux d'entretenir les rumeurs pour promouvoir la région. Elle s'est même trouvée un sponsor "KFC" qui a fabriqué le premier logo visible depuis l'espace à deux cents mètres de l'autoroute.
Bien que tentés par l'aventure paranormale, nous prenons à gauche, fidèles à la route 6 puis décidons de bifurquer sur la 379, direction Eureka.
Il est 1 heure du matin quand nous nous arrêtons enfin pour dormir, à la belle étoile, sur un bord de route sauvage. Pratiquement 12 heures de routes, James semble épuisé plus que je ne le suis et c'est bien normal c'est lui qui conduit.
Les premiers rayons du jour illuminent le ciel, l'horizon vide et endormi. James dort le siège baissé au maximum, moi je ne pouvais pas, Allyson est assise derrière moi.
Je l'observe en train de dormir, angélique. La couverture tirée par un pied, laisse se dessiner les courbes de sa poitrine.
Cette poitrine ferme, siliconée qui m’empêche trop souvent de détourner le regard quand je lui parle. Les seules fois où je m'autorise à les contempler c'est quand elle dort - comme maintenant - sur la banquette arrière en regardant dans le rétroviseur central.
James n'a jamais réalisé la chance qu'il avait d’être à ses côtés, ou alors l'avait-il fait seulement après chaque fois qu'il l’avait trompé.
Comme cette fois en 1ère année, où je l'avais surpris avec cette brune, Abigail sur le parking du lycée. Le lendemain, rongé par sa conscience il demanda Allyson en mariage.
Et moi, en connaissance de cause je me suis contenté de jouer au bon frère, de ne rien dire et de voir celle que je considère comme la femme de ma vie me filer entre les doigts, donner sa main à quelqu'un qui ne la mérite vraiment pas. Bien sûr j'ai espéré qu'elle s'en rende compte, mais que voulez vous... l'amour est aveugle.
Une fois tout le monde réveillé, nous rejoignons le centre ville d'Eureka pour prendre un petit déjeuner avant de continuer notre périple magnifique.
En sortant de la voiture, Allyson embrasse James et je détourne une fois de plus le regard gêné. Ce que je vois c'est le policier en uniforme de cowboy qui vient vers nous. Il semble tout aussi dégoûté par le baiser des amoureux.
"Messieurs, dames, je peux savoir ce que vous faites ?" fait-il d'un ton menaçant, les deux mains sur sa ceinture - certainement prêt à dégainer - son regard nous inspectant des pieds à la tête avant de s'attaquer au véhicule.
"Bonjour, nous sommes de passage, pour manger et repartir, nous avons fait quelque chose de mal Monsieur l'agent?" lui répond James.
"Oui, vous venez d'enfreindre la loi fédérale, les moustachus sont interdits d'embrasser".
"C'est une blague ?!" rétorque James partagé entre la colère et la stupéfaction d'une telle nouvelle.
"Ah bon... excusez nous, nous n'étions pas au courant." finis-je par dire pour apaiser les esprits sans toutefois comprendre ce qui se vient de se passer.
"Vous allez devoir vous acquitter d'une amende avant de repartir." dit-il en notant la plaque d'immatriculation de la Cadillac.
Nous ne sommes pas les bienvenus dans cette petite ville et nous le comprenons vite, nous payons la contravention - c'est quoi cette loi débile?! - et continuons sur la route 50, "The loneliest road", jusqu'à Ely en espérant que celle-ci soit plus accueillante. Elle est en tout cas plus grande, c'est d'ailleurs la plus grande ville que l'on ait croisée depuis que nous sommes dans le Nevada. En recherchant un endroit où manger, nous passons devant une vingtaine de peintures murales et de nombreux casinos dont le Jail House et je vois bien que la pulsion du jeu ronge l'esprit de mon frère quand il tapote nerveusement le volant.
On voit beaucoup de voitures immatriculées en Utah garées devant les casinos, le jeu étant interdit dans ce pieux état voisin, ils viennent ici s'amuser.
Après tout le Nevada est l'état des chasseurs de fortune. Il y a encore cent ans de ça nos ancêtres sont venus remuer la poussière à coups de pioche en quête d'or et d'argent. Aujourd'hui encore, c'est ici, à Las Vegas et à Reno que l'on vient avec des rêves de richesse en espérant un coup de chance, une bonne pioche.
Nous nous arrêtons prendre des cafés et des donuts dans un Subway faisant face à un McDonald's, les deux grands rivaux de la restauration rapide.
James cède à la tentation et engloutit 15cm de sandwich, Allyson en profite pour faire des jeux de mots tendancieux avec les 15 cm et le glaçage de son donut auquel il répond par la fameuse réplique "Hummm des donuts" en prenant la voix d'Homer Simpson.
Rassasiés, nous partons sans traîner. Quel soulagement de retrouver la route 6, le fil rouge de notre transhumance. Cette mésaventure à Eureka est sans doute un signe pour nous le rappeler. Les routes 50 et 93 viennent rejoindre la nôtre, fusionner pour longer la chaîne montagneuse de Schell Creek, avec ses plaines et forêts verdoyantes. On peut même apercevoir cerfs et biches gambader librement dans les pâturages. Plus loin nous roulons dans la Snake Valley, passons près du mont Wheeler Peak et juste au nord de Baker, cette petite communauté fermière Mormone, comme un petit avant-goût de l'Utah qui nous attend après la frontière.
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